Plusieurs entreprises pétrolières internationales sont parties ou s’apprêtent à quitter la Tunisie. Le secteur pétrolier n’a pas de beaux jours devant lui, dans le pays, à cause de l’accumulation de nombreuses difficultés.
Hamed El Materi, Ingénieur-expert en Exploration & Production pétrolière, ex-conseiller auprès d’un ancien Ministre de l’Energie, en charge du portefeuille des hydrocarbures et membre du Comité Exécutif de TenS (Tunisia Energy Society), analyse dans une interview accordée à l’Agence TAP, la situation du secteur pétrolier en Tunisie et les raisons du départ de sociétés pétrolières du pays.
Plusieurs entreprises pétrolières internationales plient bagages et se préparent à quitter la Tunisie, en dépit de l’entrée en production de certains champs pétroliers. Pourquoi d’après vous ?
Hamed El Materi : C’est malheureusement correct. Il reste que cela ne date pas d’hier, les dernières années ont connu plusieurs départs, les grandes et moyennes sociétés avaient quitté le pays et cédé leurs parts en Tunisie, à des micro-opérateurs. Cette tendance s’est malheureusement, accentuée récemment, en raison de toutes les difficultés qu’elles ont rencontré.
Ce n’est plus un secret qu’ENI et Shell, les deux seuls ” Majors ” opérant en Tunisie, cherchent acquéreur pour leurs intérêts dans le pays. OMV avait déjà entamé un ” Divestment plan ” depuis 2017, avec la cession de ses parts dans les joint-ventures (Serept & TPS), pour limiter ses activités au champ de Nawara et ses environs. Même les ‘’petites’’ sociétés semblent perdre patience et espoir et envisagent de partir.
Quels sont, d’après vous, les raisons de ce désenchantement ?
Hamed El Materi : Je crois que derrière ce désenchantement, il y a trois raisons essentielles. Primo, les problèmes financiers, avec d’un côté , les chutes successives des cours du pétrole ces dernières années, contre des coûts de fonctionnement relativement élevés en Tunisie et d’un autre côté des retards devenus répétitifs de paiements de la partie tunisienne (aussi bien pour les engagements de l’ETAP, que les factures de la STEG).
Secundo, il y a les difficultés à traiter avec les instances nationales, une certaine raideur des officiels et l’absence de vision stratégique pour le secteur, auxquelles s’ajoutent les problèmes amplifiés par l’instabilité politique (plus de dix ministres depuis 2011, et a deux reprises le ministère de l’Energie fut créé, dissout et recréé !).
Tertio, les problèmes sociaux et sécuritaires outre les grèves récurrentes, les blocages de routes et les troubles sociaux sont devenus des menaces même pour l’intégrité des employés, activités et installations, devant une incapacité de l’Etat à imposer l’ordre et le droit. Le sit-in et le blocage d’El Kamour n’était en réalité qu’un énième épisode d’une longue série d’évènements semblables.
Dans de telles conditions, il est malheureusement normal que des sociétés craignent pour leurs intérêts, et préfèrent aller investir ailleurs.
En somme, les investisseurs du secteur ont pratiquement tout vu (problèmes sociaux, politiques, problèmes liés à la gestion des terres, grèves, blocages, conflits contractuels, pressions et influences politiques). C’est la recette parfaite pour transformer tout projet prometteur, en une perte sèche. Personne ne voudrait s’engager dans un investissement s’il n’est pas sûr d’être en mesure de le rentabiliser, voire même le compléter.
En bons Tunisiens patriotes, nous essayons toujours, de maquiller la situation, de vendre une image un peu moins inquiétante pour notre pays. Mais, la situation est tellement impossible que quatre des cinq dernières campagnes sismiques (première étape dans le processus de recherche pétrolière) furent avortées (avec des pertes sèches qui se chiffrent en millions de dollars, chacune) pour cause de force majeure (liée aux problèmes sociaux et blocages, grèves, et accès aux terres) !
Même l’ETAP, société nationale, fut incapable de compléter son programme d’acquisition sismique au permis ” Chaal ” et dut l’abandonner pour cause de force majeure !
Si l’on n’arrive plus à explorer, il est tout à fait naturel qu’il n’y ait plus de découvertes ni de production.
Et qu’en est-il des nouvelles découvertes ?
Hamed El Materi : Les dernières entrées en production en Tunisie concernent les champs Nawara (gaz, Sud) et Halk-El-Menzel (pétrole, Golfe de Hammamet), bien qu’encourageantes, représentent deux cas assez symptomatiques des maux dont souffre le secteur.
La concession Halk-El-Menzel fut pendant quelques temps au centre de polémiques légales et surenchères politiques, et son démarrage fut retardé de deux années, causant des pertes énormes à son investisseur.
Quant à Nawara, sa mise en production a finalement pris près de 8 années de retard !
D’après vous est ce que ce départ annonce le début de la fin pour le secteur de l’exploration pétrolière en Tunisie ? Est-ce à cause de l’appauvrissement des ressources ou de l’incapacité de l’Etat à pérenniser les activités d’exploration ?
Hamed El Materi : Lorsque les experts avaient commencé à parler d’une ” agonie ” du secteur, certains y avaient vu une exagération. Pourtant, ce ” début de la fin ” est perçu aujourd’hui, comme une menace réelle. L’appauvrissement des ressources n’a pas grand-chose à voir avec ce constat. Les champs en place sont en train de s’épuiser, certes, mais c’est au niveau du renouvellement des réserves, qu’il y a un blocage.
La Tunisie, reste bien prometteuse au niveau de son potentiel au sud, dans le golfe de Gabes, au niveau de l’Offshore du nord, ce ne sont pas les ressources à développer qui manquent, mais il faut les explorer et les découvrir avant. Je suis personnellement, persuadé que l’on dispose d’un potentiel capable d’inverser complètement la tendance, et même le solde de la balance énergétique, au bout de quelques années. Mais, pour cela, il faut que la roue de la recherche soit remise en marche, que l’on réunisse les conditions nécessaires pour que des opérateurs solides viennent explorer, mais nous sommes malheureusement, loin de tout cela.
Pourquoi les gouvernements tunisiens successifs ont échoué à regagner la confiance de ces entreprises et à les retenir ? Est-ce à cause des contraintes législatives puisque les contrats d’exploitation relatifs aux ressources naturelles (article 13 de la constitution) sont désormais soumis à la commission spécialisée au sein de l’ARP et les conventions ratifiées au sujet de ces ressources, sont soumises à l’assemblée pour approbation ?
Hamed El Materi : Les contraintes subies par le secteur sont plus anciennes que la révolution, et dépassent le cadre étroit de l’Article 13 de la nouvelle constitution. Les courbes sont claires, le ralentissement -aussi bien de l’exploration, que de la production- remonte à plus loin.
Le secteur présente des problèmes de gouvernance clairs. Il s’agit essentiellement, de problèmes au niveau de la répartition, voire l’emmêlement des rôles entre l’ETAP et le ministère de tutelle. Le code des hydrocarbures avait fini par montrer ses limites aussi. L’opacité et la lourdeur des procédures, ainsi que les cadres structurels et réglementaires manquant de souplesse, sont aujourd’hui, en train de peser lourd, sur l’attractivité du secteur envers les investisseurs.
Les facteurs post-révolution, l’Article 13, mais aussi les problèmes sociaux et toutes les campagnes publiques contre le secteur, n’ont fait que compliquer davantage une situation déjà assez difficile.
Quel sera l’impact de ce retrait sur le secteur et sur l’image du pays ?
Hamed El Materi : Nous avons parfois tendance, à oublier que les investissements étrangers dans le secteur des hydrocarbures sont de loin les plus importants en chiffres. Toutefois, Nawara par exemple, est le seul projet de l’ordre d’un milliard de dollars réalisé en Tunisie depuis 2011.
Lorsque des multinationales, expérimentées et bien informées, appuyées par leurs ambassades et ayant l’écoute des premiers responsables du gouvernement, perdent confiance en le pays, il est bien plus difficile de convaincre les plus petits de venir investir.
Les images d’El Kamour par exemple, furent reprises dans les quatre coins du monde (heureusement qu’il n’y a pas eu d’affrontements ou de violence), et elles ont donné l’image d’un pays incapable de préserver les droits des investisseurs, ni même de préserver ses propres intérêts stratégiques.
Quelle est l’alternative pour ce secteur, d’après vous ? Quel avenir pour l’ETAP ?
Hamed El Materi : Les responsables, aussi bien à l’ETAP qu’au ministère, sont en train de militer pour sauver le secteur. Sans leurs efforts, le secteur aurait atteint le point de non retour depuis un moment. Cela dit, cet effort reste insuffisant puisque nécessitant une stratégie claire et un engagement réel de la part des instances gouvernementales.
Je continue à croire que tous les paramètres et tendances peuvent être inversés en l’espace de quelques années, si les bonnes mesures sont prises, si les structures sont réformées, et si les cadres législatifs, deviennent plus attractifs pour les investisseurs.
Et qu’en est-il de la transparence dans le secteur ? C’est vrai que le passage de l’ex ministre de l’énergie, Mongi Marzoug fut marqué par un choix de transparence et une ouverture sur les médias et le public. Mais, pourquoi, à votre avis, aucune des réformes que vous avez proposées, n’a été lancée ?
Hamed El Materi : Il est vrai que la nomination de M. Marzoug au Ministère de l’Energie, avait suscité beaucoup d’espoirs. L’effort déployé dans l’ouverture sur le public et les médias n’était en effet, qu’une première étape dans un processus qui devait œuvrer sur trois axes : Transparence, Gouvernance & Performance.
Regagner la confiance du public et adopter une politique de transparence devait nous permettre de lancer les réformes structurelles, telles que la création d’une agence de régulation pour assurer une meilleure gouvernance des ressources nationales, mais aussi, retravailler le code des hydrocarbures, renforcer et moderniser les instances au ministère pour qu’elles puissent assumer pleinement leur mission, et permettre à l’ETAP, de se concentrer sur son rôle d’opérateur national et la soutenir pour qu’elle devienne aussi agile et performante que les opérateurs étrangers.
Nous avions un plan fort ambitieux, qui s’étalait sur quatre années, mais on n’a finalement pas eu plus que quatre mois !
Certains disent que la Tunisie gagnerait à accélérer la mue vers les énergies renouvelables après ce déclin de l’activité pétrolière. Ce déclin pourrait même accélérer la transition énergétique dans le pays. Qu’en pensez-vous ?
Hamed El Materi: Il existe une réelle confusion chez l’opinion publique à ce niveau. L’activité pétrolière n’a jamais été en concurrence, avec la transition énergétique vers les énergies renouvelables. La transition est un processus qui a besoin de temps et d’argent, et entre-temps; il faut assurer la continuité de l’approvisionnement national en énergie, et tacher de soigner la balance commerciale a ce niveau.
Si le pays avait l’autosuffisance au niveau du gaz naturel, et en conséquence de l’électricité, une partie de l’argent destiné à couvrir le déficit, aurait servi à développer les infrastructures telles que le réseau électrique national, et soutenir le tissu industriel. Les hydrocarbures continueront à être utilisés pour des décennies encore. D’ailleurs, le déficit énergétique est en train de retarder la transition énergétique, non de l’accélérer.
Les ressources naturelles constituent une chance stratégique, de laquelle notre pays se doit de bien profiter, de manière responsable et dans l’intérêt national.
(Interview réalisée par Meriem Khadraoui)