Si la pratique du français progresse globalement dans le monde, elle recule dans certaines parties du monde comme au Canada hors Québec, notamment en Ontario qui compte plus de 600 000 francophones.
Pour conserver le dynamisme du français, il faut agir sur deux facteurs, croit l’expert Ilyes Zouari *: la concentration de l’immigration sur les territoires à majorité francophone et un changement de mentalité concernant la natalité.
« Combien de locuteurs francophones y a-t-il à travers le monde ?
En prenant en compte les villes et territoires où l’on peut vivre en français, la francophonie regroupe 524 millions d’habitants, début 2021. C’est l’ensemble qui connaît la plus forte progression au monde avec 2,3 % de croissance par an, devant l’espace arabophone, en grande partie grâce au dynamisme démographique du continent africain. Mais on retrouve aussi ce dynamisme ailleurs dans le monde comme à Haïti, redevenu en 2020 le pays le plus peuplé de la zone caraïbes, deux siècles après avoir perdu cette place au profit de Cuba.
Pourquoi vos données diffèrent-elles du chiffre de 300 millions de francophones, avancé par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ?
Le chiffre de l’OIF ne concerne que les personnes qui ont une maîtrise au moins assez bonne du français. En réalité, cela amoindrit considérablement l’importance réelle de français puisque dans les 33 pays francophones du monde, on a 524 millions d’habitants qui, quelle que soit leur maîtrise de la langue, en ont une certaine connaissance et l’utilisent au quotidien au contact de l’administration, de l’école, des médias…
Existe-t-il des endroits insoupçonnés où la pratique du français gagne du terrain ?
Le nombre d’apprenants du français comme langue étrangère est en hausse constante, par exemple en Chine, en Corée ou encore en Inde, des pays qui essayent de consolider leurs relations économiques avec l’Afrique. En Amérique latine, au Costa Rica ou en République dominicaine, le français se maintient plutôt bien car son enseignement est encore obligatoire.
Dans l’Amapá, un État dans le nord du Brésil, il existe une francophilie historique largement ignorée, car il est plus proche géographiquement de la Guyane française que du reste du pays duquel elle est coupée par l’embouchure du fleuve Amazone.
À l’inverse, dans quelle région du monde le français recule-t-il le plus ? Pour quelle raison ?
Principalement sur le continent européen. Cela s’explique par le désintérêt manifeste des autorités françaises pour la promotion de leur langue. Elles devraient faire respecter le statut de la langue française comme langue officielle dans plusieurs organismes rattachés à l’Union européenne. Le Brexit est une occasion qu’il reste encore à saisir. Il y a beaucoup de travail à faire en la matière et il serait très bénéfique pour nous tous que la France soit aussi attachée à la défense de sa langue que le sont les francophones du Canada.
Comment analysez-vous, justement, la situation au Canada ?
Le français au Québec se porte assez bien même si, pour des raisons politiques, certains font penser le contraire. Dans le Canada en dehors du Québec, cette langue est en régression. La faiblesse de la francophonie au Canada, c’est qu’elle est minoritaire. Sa force, c’est qu’elle est majoritaire dans certains territoires.
Il faut que ces territoires comme le Nord et l’Est de l’Ontario ou l’Acadie au Nouveau-Brunswick fassent ce qu’il faut pour rester majoritaires, car une langue sans territoire est vouée à disparaître.
Ce maintien démographique passe par l’immigration, mais pourquoi faut-il la rediriger prioritairement, selon vous, vers ces territoires où elle est majoritaire ?
Depuis une dizaine d’années, on observe une baisse constante du poids des francophones dans les localités historiquement francophones de l’Ontario. Si on continue sur cette pente, dans quelques décennies, il n’y aura plus de villes et de villages francophones en Ontario et les francophones seront minoritaires partout, sans territoire en dehors du Québec. Pour maintenir ces zones francophones, il faut y orienter l’immigration, et éviter à tout prix d’orienter les francophones immigrants vers des villes anglophones à minorité francophone.
Mais, dans le cas de l’Ontario, des milliers d’immigrants convergent vers Toronto, attirés par ses opportunités d’emploi et son dynamisme multiculturel. Comment inverser cette tendance de fond ?
La francophonie à Toronto est vouée à l’assimilation d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par l’exogamie. Quand les communautés locales se mobilisent et font preuve de créativité pour attirer immigrants, elles peuvent atteindre résultats spectaculaires. On le voit avec les réseaux de développement économique dans le Nord et l’Est, avec les villes nommées « communautés francophones accueillantes » ou encore avec l’Université de Hearst qui n’avait qu’une poignée d’étudiants internationaux, il y a quelques années et qui maintenant en a plus d’une centaine.
Dans cette optique, comment percevez-vous la création d’une université francophone à Toronto ?
Je ne crois pas que ce soit une bonne initiative. À terme, les quelques centaines étudiants iront-ils renforcer les communautés francophones et contribuer au maintien du caractère majoritaire des francophones là où ils sont ? Je pense que non. Encore une fois, une langue c’est un territoire.
Que faudrait-il faire pour renverser le déclin de la francophonie hors Québec ?
L’immigration est un enjeu important mais pas le seul, car les francophones de l’Ontario n’ont pas la maîtrise de la politique migratoire de la province et n’atteindront donc pas, de toute façon, leurs objectifs. Si on veut aller vers une croissance, il faut prendre conscience de la question de la natalité. Il ne s’agit pas de faire des enfants comme avant.
Nos ancêtres faisaient sept ou huit enfants, car les anglophones en faisaient cinq ou six. Mais aujourd’hui, la situation a radicalement changé : face à un taux de fécondité de 1,5 chez les anglophones, il suffit que les francophones fassent deux enfants par foyer pour maintenir leur poids. Une société qui ne fait pas d’enfants n’a pas d’avenir.
Pour développer sa francophonie, l’Ontario devrait-il s’investir plus sérieusement dans l’OIF, dont il est membre observateur ?
L’adhésion de l’Ontario à l’OIF n’a pas de sens. D’ailleurs, de nombreux pays ne devraient pas y être, car ils ne sont pas francophones et leur adhésion a été faite sur des critères purement politiques. C’est le cas de l’Ontario. Ce qui s’est passé depuis montre que cette province ne s’intéresse pas à l’OIF. S’il veut renforcer ses liens économiques avec le reste de la francophonie (et il y a tout intérêt), l’Ontario ne doit pas compter sur l’OIF qui est une organisation politique, mais sur ses forces économiques francophones. »
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Président et co-fondateur du Centre d’études et de réflexion sur le monde francophone (CERMF), Ilyès Zouari est un expert en démographie et géolinguistique.
Source : onfr.tfo.org