Près de deux ans après son entrée en fonction, Kaïs Saïed effectue, sur invitation du président Abdelfattah Sissi, une visite officielle de trois jours en Egypte. Pour l’accueillir, le président égyptien a mis les petits plats dans les grands. L’enjeu est important. Il s’agit d’avoir l’appui de la Tunisie, membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, dans le conflit qui oppose l’Egypte à l’Ethiopie à propos du barrage la « Renaissance » et d’harmoniser les positions égyptienne et tunisienne sur la Libye.
Le réchauffement des relations mis en avant par les deux présidents, grandement apprécié par la majorité du peuple tunisien, n’a pas fait l’unanimité des acteurs politiques, notamment les islamistes et leurs alliés.
Décryptage avec Khemaies Jhinaoui, diplomate de carrière, ancien ministre des Affaires étrangères, et aujourd’hui président du Conseil des affaires internationales.
WMC : Quelle importance revêt la visite du président Kaïs Saïed en Egypte ?
Khemaies Jhinaoui : Cette visite est importante au niveau bilatéral. Pour rappel, cela fait deux années qu’il n’y a pas eu de réunions importantes entre les deux pays. Nous pouvons donc considérer que cette visite représente une échéance importante en vue de nouvelles rencontres entre les deux pays, dont celle de la Commission mixte, le cadre adéquat pour revoir les différents volets des relations bilatérales.
La visite dépasse aussi le caractère strictement bilatéral et revêt une dimension internationale évidente. Nos amis égyptiens ont besoin de mieux connaître le chef de l’Etat tunisien, et surtout de s’assurer le soutien de la Tunisie, membre du Conseil de sécurité de l’ONU pour encore des mois, à l’Egypte qui fait aujourd’hui l’objet de grandes pressions internationales venant de l’Ethiopie à propos du “Grand barrage de la renaissance“.
La persistance de l’Ethiopie à réaliser son projet ignorant les interventions des puissances internationales telles que la Russie et les Etats-Unis et l’appel du Conseil de sécurité pour un règlement négocié, est inquiétante à plus d’un titre. Abiy Ahmed, Premier ministre et lauréat du prix Nobel de la Paix en 2019, remet sur le tapis un projet qui date de décennies (les années 50).
Que la Tunisie annonce ouvertement son appui à l’Egypte était tout à fait naturel
Pour l’Egypte, dont l’approvisionnement en eaux dépend à 97% du Nil, l’enjeu est d’ordre sécuritaire et même vital. Que la Tunisie annonce ouvertement son appui à l’Egypte était tout à fait naturel. N’oublions pas les avancées de ce pays sur les plans sécuritaires et économiques avec des taux de croissance assez importants. Donc, que l’appui soit porté aux instances internationales où la Tunisie siège est important, sans pour autant être dans l’excès.
Qu’en est-il du dossier libyen ?
Sur le dossier libyen, l’Egypte et la Tunisie ont des objectifs convergents et d’autres divergents. Notre position est la même pour ce qui est de la nécessité d’une Libye pacifiée dotée d’un gouvernement central capable d’étendre son pouvoir sur tout le territoire libyen et pouvant empêcher les infiltrations des milices terroristes.
Il est indispensable de soutenir un gouvernement fort bénéficiant de l’appui des puissances régionales, internationales et de celui des pays voisins pour le processus de préparation des élections qui se tiendront au mois de décembre prochain (2021, ndlr).
L’Egypte a joué un rôle fondamental sur le plan sécuritaire pour rassembler et unifier les Libyens autour d’un même objectif, à savoir la réunification des forces armées, celles de l’Est et celles de l’Ouest. Constituer une seule et unique force armée, désarmer certaines milices et intégrer d’autres dans les forces de sécurité nationales était essentiel pour la paix en Libye. Elle a organisé plusieurs rounds pour mettre face à face les protagonistes libyens et arriver à des accords entre eux.
Vous parlez de l’Egypte mais qu’en est-il de la Tunisie ?
La Tunisie, qui tient à la stabilité de la Libye, doit, durant cette période qui nous sépare de la date du 24 décembre, jouer un rôle important pour aider à la reconstruction des institutions et participer à la préparation du processus électoral et l’adoption de la constitution. L’Egypte peut assurer le côté sécuritaire, et la Tunisie peut accompagner le processus juridique et politique pour aider nos frères libyens à réussir la transition.
Au fait, tout ceci a déjà été préparé par feu Béji Caïd Essebsi dans l’accord tripartite qui associe la Tunisie, l’Egypte et l’Algérie. L’Algérie est un pays important qu’on ne peut ignorer parce que c’est un pays limitrophe qui joue un rôle fondamental surtout au niveau du sud libyen et dans la sécurisation des frontières communes avec la Libye.
Qu’en est-il des divergences avec l’Egypte sur le dossier Libye ?
Il s’agit essentiellement d’intérêts économiques. L’Egypte tient à être un acteur incontournable dans la reconstruction de la Libye, et c’est son droit, la Tunisie aussi, dans une vision de win-win avec ses voisins de toujours.
Nous avons des objectifs similaires aussi bien au niveau de l’infrastructure qu’au niveau de l’emploi de la main-d’œuvre. Nos entreprises sont pratiquement les mêmes au niveau d’expertise dans le BTP, et des milliers de Tunisiens sont rentrés après la chute de l’ancien régime et ont besoin de travailler.
L’Egypte a déjà signé un accord avec Abdel Hamid Dbeibah au Caire pour permettre aux Egyptiens de revenir travailler en Libye. La Tunisie doit, elle aussi, profiter des projets de reconstruction de ce pays pour trouver des débouchés aux 17 ou 18% de ses chômeurs.
Nous devons mener notre propre politique pour défendre nos intérêts en Libye sans devoir passer par l’Egypte.
Pour nous autres Tunisiens, la stabilité de la Libye est vitale et tous les efforts doivent être consentis pour qu’elle ait un gouvernement stable et une direction pérenne.
Nous devons aussi mener notre propre politique pour défendre nos intérêts en Libye sans devoir passer par l’Egypte. Aujourd’hui, les Tunisiens multiplient les contacts au niveau technique. Il y a eu la visite présidentielle mais c’était une visite politique, et généralement une visite présidentielle doit couronner un processus et déboucher sur des annonces importantes. Nous espérons qu’il y en aura.
Nous attendons également du concret après le retour du président de la République d’Egypte.
Que faut-il faire pour que la Tunisie affirme sa présence en Libye ?
Il faut multiplier les visites entre les ministères et les départements techniques pour voir comment la Tunisie pourrait aider nos frères libyens et les faire profiter de l’expertise et du savoir-faire tunisiens aussi bien dans le processus électoral que dans la reconstruction de certains projets dans le pays.
Nos frères libyens aussi ne montrent pas un engouement particulier pour la Tunisie. Le Premier ministre est allé en Turquie et en Egypte, mais il n’est pas passé par la Tunisie. Le nôtre non plus n’est pas allé à Tripoli. Il y a un travail tuniso-tunisien à faire pour engager des relations de partenariat win-win avec nos frères libyens et les aider à parachever leur processus politique. Le secteur privé est en train de jouer un rôle important. Il y a eu une grande manifestation à Sfax, et il y a aussi une foire à laquelle participent une centaine d’entreprises tunisiennes qui se tient au mois de mai en Libye. Mais ce n’est pas suffisant.
Pourquoi selon vous ?
Le gouvernement libyen a décidé de faire bénéficier ses partenaires signataires d’accords de coopération avec la Libye avant 2010 de la priorité et des privilèges que d’autres n’auront pas. Les Tunisiens sont-ils au courant de ces accords ? Parce que nous avons des accords très avancés par rapport à d’autres pays. Nous en avons sur la monnaie, sur l’importation du pétrole libyen et son raffinage en Tunisie ; aussi des accords suivant le système du troc. Nous vendons des marchandises et nous avons en contrepartie du pétrole via un compte centralisé à la Banque centrale de Tunisie pour limiter au maximum la sortie des devises.
Malheureusement, je ne vois pas de Tunisiens réellement conscients des enjeux. Alors que l’Egypte, l’Italie, la France, et d’autres pays s’investissent énormément pour préserver leurs intérêts dans ce pays.
Politiquement, nous sommes mieux outillés que d’autres pays pour ce qui est de la Libye. Nous avons notre propre expérience, elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle a mené à l’Assemblée constitutive du 14 janvier et aux élections. Cette expérience et toutes les leçons que nous en avons retenues pourraient profiter à nos frères libyens et à la Tunisie au niveau économique.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali