On a peine à le croire, une semaine après l’agression perpétrée par la police contre les journalistes de l’agence TAP sur leur lieu de travail, le conseiller chargé de l’information et de la communication du chef du gouvernement (CDG), Mofdi M’seddi, a déclaré, le 21 avril 2021, que « cet acte de violence commis à l’encontre des journalistes de l’agence TAP est condamnable et inacceptable et ne doit plus se répéter ».
Ce changement de ton, voire ce revirement à 180 degrés de la présidence du gouvernement, est perçu par certains observateurs comme une manière intelligente avec laquelle le CDG présente ses excuses aux journalistes de l’agence TAP. Des excuses que ces derniers ont exigé, pour mémoire, dans un ultime communiqué pour clore définitivement l’affaire.
Pour revenir à cette affaire de l’agence TAP, tout a commencé le 6 avril 2021, quand le CDG a décidé de nommer, sans crier gare, au poste de PDG de l’agence TAP, le journaliste controversé Kamel Ben Younes de la TAP, pourtant considéré dans la sphère médiatique comme avoir servi l’ancien régime de Ben Ali et pour avoir loué, après le 14 janvier 2011, ses services à Ennahdha.
Cette nomination a été très mal acceptée par les journalistes de l’Agence, lesquels ont perçu en cette désignation non seulement comme la signature du parti Ennahdha qui soutient politiquement l’actuel CDG, mais également comme une sérieuse menace contre leur indépendance vis-à -vis des partis et des gouvernements.
Pis, ce qui a attisé le feu et provoqué le plus les journalistes de l’agence officielle, c’est le passage en force de Kamel Ben Younès qui, accompagné par des policiers, a commis la grosse bourde d’avoir tenté de s’installer dans ses nouvelles fonctions contre la volonté des journalistes.
Soutenu avec détermination par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNTJ), la centrale syndicale (UGTT), une cinquantaine d’ONG, de la société civile, des partis politiques et d’universitaires, les journalistes et agents de la TAP ont organisé, le 15 avril, un sit-in impressionnant au siège de l’agence.
Dénouement heureux de l’affaire mais le problème de l’indépendance reste entier
Face à cette escalade inattendue des événements surtout à l’hypermédiatisation à travers beaucoup de médias à l’extérieur de la Tunisie, de journalistes femmes violentées, Hichem Mechichi accuse le coup et fait marche arrière en deux temps.
Dans une première étape, il renforce en urgence son cabinet par le recrutement d’un connaisseur des rouages de la presse, Mofdi Mseddi. Ce dernier a occupé ce poste pendant près de cinq ans auprès des anciens chefs de gouvernement : Mehdi Jomaa (2013-2014), Habib ESSID et Youssef Chahed.
Dans une deuxième étape, sur recommandation de Mofdi M’seddi et dans le souci de désamorcer définitivement la crise, il a demandé à Kamel Ben Younès de démissionner. Ce qui a été fait.
Abstraction faite de ce dénouement heureux, l’affaire de l’agence TAP, ou « ghazouat TAP » comme les « Khwamgia » aiment la qualifier, a mis à nu le dilettantisme politique et l’incompétence managériale du CDG et de son coussin politique : le parti Ennahdha, le parti Qualb Tounès et la Coalition Al Karama, un cocktail de « takfiristes » (apostasistes), de populistes et d’arrivistes.
L’idée de ce coussin politique de nommer à la tête de la TAP un PDG « collabo » lui garantirait, automatiquement, le contrôle de l’information officielle dans le pays, mais c’est tout simplement une absurdité et un non-sens total. Elle relève d’une méconnaissance totale des changements structurels qu’a connus le pays. Et pour cause.
Principal producteur de l’information, le journaliste est un pouvoir
Après le soulèvement du 14 janvier 2011, le principal personnage influent à la TAP, ce n’est ni son PDG, ni son directeur de la rédaction, ni ses rédacteurs en chef et chefs de desk, mais le simple journaliste. Ce dernier étant témoin et historien de l’instant, et par conséquent principal producteur de l’information officielle en tant que bien collectif (service public).
De nos jours, ce simple journaliste, bien qu’il soit sous-formé et sous-payé, est en train de s’ériger, par l’effet de la liberté de conscience dont il jouit et de sa responsabilité totale dans la couverture des événements, en véritable pouvoir agissant.
Et comme le disait si bien la sociologue et universitaire Riadh Zghal, « Transition politique et développement inclusif », les émeutes du 14 janvier 2011 ont mis « fin à la traditionnelle hiérarchie du pouvoir étatique et favorisé l’émergence de la polyarchie qui impose le partage du pouvoir et exige des compétences dont ne disposent ni les anciens gouvernants habitués à l’ordre du pouvoir centralisé, ni les nouveaux gouvernants sans expérience de gestion des affaires publiques et plutôt animés par le ressentiment, un désir inassouvi de vengeance et une volonté d’imposer qui un modèle de société, qui un modèle économique ».
Trois pistes pour garantir l’indépendance des médias publics
Cela pour dire au final que pour les forces de pression (présidence, gouvernement, partis, Parlement, hommes d’affaires…) animées de bonne volonté et convaincues, sans calculs, de l’utilité de l’information officielle en tant que service public, l’enjeu ne doit plus consister à nommer à la tête des entreprises publiques de presse des PDG acquis à leur cause, mais de se soucier, en priorité, de la dimension d’intérêt collectif de ces entreprises et d’agir sur trois plans.
Le premier consisterait à assurer aux journalistes de ces boîtes une formation pointue adaptée aux normes internationales (maîtrise des langues, culture générale, spécialisation…) et de réformer, à cette fin, l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI) et le Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC).
Le second serait pour ces groupes de pression de produire, à travers leurs programmes multidisciplinaires, des informations crédibles comportant un intérêt certain pour le public et le pays. Par professionnalisme, les journalistes de l’agence TAP et de toute autre entreprise de presse publique, quels que soient leurs penchants idéologiques, ne peuvent qu’en rendre compte. S’ils ne le font pas, ils seront simplement doublés par les journalistes des entreprises privées de presse pour lesquelles l’information est généralement « une marchandise ».
Moralité de l’histoire : la qualité de l’information « prestation publique » en tant que bien collectif est tributaire de la qualité des programmes des décideurs politiques et autres.
Last but not least, pour assurer l’indépendance totale de l’information officielle perçue comme intérêt minimal collectif, dossier qui fait actuellement l’objet de débats chauds dans les plus vieilles démocraties, il serait intéressant de réfléchir sur des sources de financements pérennes qui lui éviteraient de recourir aux subventions et aides publiques supervisées par les gouvernements et parlements.
L’idée la plus partagée, jusqu’ici, selon Pierre Rimbert, journaliste écrivain français, c’est de créer « une cotisation sociale qui prendrait en charge ce bien collectif qu’est une information officielle libre et responsable à l’abri du contrôle et de l’Etat, des prédateurs privés et des faux philanthropes».
A bon entendeur.