C’est une lapalissade que de dire que l’Etat tunisien a rarement été une institution régulatrice neutre en matière de gestion de l’économie du pays. Les analystes qui feignent d’occulter cette évidence le font soit par intérêt, soit par inculture, soit par méconnaissance totale du pays.

Abou SARRA

Pour l’Histoire, depuis la promulgation de la loi 72 par le gouvernement Hédi Nouira, l’Etat a souvent soutenu le capital étranger et du patronat local assisté. Sa devise consistait à privatiser les gains en cédant les activités les plus rentables aux privés, et en socialisant les pertes en faisant assumer, parfois, aux entreprises publiques contreperformances et déficits.

Cette lapalissade m’est revenue à l’esprit, ces derniers jours, avec la récente affaire de cession partielle du capital de l’entreprise publique hautement stratégique, Tankage Mediterranée (Tankmed), entreprise basée au port pétrolier de Skhira (gouvernorat de Sfax).

Le conseil d’administration de cette entreprise, spécialisée dans la distribution onshore et offshore de carburants et autres produits pétroliers finis, a décidé de céder 52% du capital de cette société.

Il s’agit de parts d’entreprises mixtes et totalement étrangères : Arab petroleum investment corporation (Apicorp, 20%), Stusid Bank (20%) et Banque tuniso-koweïtienne (12%). Le reste du capital étant détenu par l’Entreprise tunisienne des activités pétrolières (ETAP, 24%) et la Société nationale de distribution de pétrole (SNDP, 24%).

Les syndicats s’opposent à la cession à un étranger

Cette décision n’a pas été du goût des syndicats pour une raison fort défendable, du moins si on croit l’argumentaire de la Fédération nationale du pétrole et des produits chimiques (UGTT).

Contre toute logique économique qui impose la concurrence loyale entre entreprises, le gouvernement de Hichem Mechichi aurait interdit à des entreprises publiques, en l’occurrence l’ETAP, la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR), la SNDP et la Compagnie des transports par pipelines au Sahara (Trapsa), de participer à l’appel d’offres.

Selon les syndicats, à travers cette décision qu’ils ont qualifiée d’«apatride» et de «scandaleuse», le gouvernement ferait le jeu d’un investisseur italien qui serait, d’après eux, le groupe PIR qui a manifesté son intérêt pour le rachat des parts cessibles du capital de Tankmed.

Ils ont fait remarquer que cette privatisation partielle n’est pas une cession banale de parts de capital. Pour eux, elle revêt une dimension hautement stratégique dans la mesure où elle concerne une part importante du stock stratégique du pays en carburants et autres produits pétroliers finis.

Pour les syndicats, cette décision de priver des entreprises publiques tunisiennes de tirer profit de cette cession est inacceptable en ce sens où elle concerne une entreprise financièrement rentable et promise à un bel avenir. Son rachat par une entreprise tunisienne contribuerait non seulement à l’amélioration de la situation financière et sociale de cette dernière, mais également au renforcement des avoirs en devises du pays.

Impacts négatifs de cette cession

Pour le syndicat de base de Tankmed, qui a publié un communique, « il s’agit d’une tentative de faire main basse sur la plus grande partie des actions, avec le soutien des barons de la corruption en place ».

Par ailleurs, cette cession risque, d’après les syndicats, de porter préjudice à l’activité de l’entreprise publique ETAP, propriétaire du port Skhira ; l’ETAP étant chargée des opérations du chargement des navires livreurs aux clients étrangers de produits pétroliers finis.

Le plus important grief formulé par les syndicats contre le gouvernement, c’est d’avoir pris cette décision sans concertation avec l’UGTT.

Pour mémoire, sous la pression des institutions de Bretton Woods, gouvernement et centrale syndicale se sont engagés sur deux choses : ne plus parler de privatisation des entreprises publiques mais de leur transformation et de discuter au cas par cas des entreprises à restructurer.

Un sit-in ouvert des syndicats

Concrètement, en réaction à cette décision, les syndicats ont décrété un sit-in ouvert et arrêté l’approvisionnement en carburant, par oléoduc ou par camion, qu’assure la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR). Ils ont également annoncé que l’approvisionnement en gaz assuré par la société de distribution de pétrole AGIL a été suspendu.

Abstraction faite de cette réaction syndicale musclée, et abstraction faite des préjugés qu’on cultive en amont sur les entreprises publiques, il faut reconnaître que les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis l’accès de la Tunisie à l’indépendance en 1956, ont peu investi dans la sécurité énergétique du pays, et, donc, n’ont pas développé d’expertises pérennes dans la filière stratégique du stockage de produits pétroliers et du pétrole brut.

Est-il besoin de rappeler que cette mauvaise gouvernance du secteur nous coûterait très cher, selon des spécialistes, dans la mesure où nous importons le plus net de nos besoins en ces produits en devises. C’est pourquoi céder à des étrangers une part des rares entreprises qui opèrent dans le secteur relève simplement du scandale.