A la fois journaliste et manager, il veillait à ce que l’indépendance de la presse soit le véhicule de la liberté d’opinion et par-delà de la liberté de penser. Journaliste mais également patron de presse, il savait que cela a un prix, soit la fidélité du lectorat pour échapper à la tyrannie de l’actionnariat. Belle ambition pour un si noble dessein de vie.
Par Ali Abdesslam
Il a quitté le navire la plume au point. Tels les combattants de la liberté qui périssent sur le champ d’honneur, l’arme au poing. Pareil, aux artistes qui tirent leur révérence sur scène devant le public, reconnaissant. Il est mort comme il a vécu, avec élégance. Rendre le dernier souffle le jour où la planète entière célèbre la liberté de la presse est une agréable façon de scénariser son départ. Cela fait du 3 mai jour de grâce. C’est son dernier acte de journalisme à la gloire de l’indépendance de la presse.
D’une certaine façon, il a imprimé son nom à la profession. Pendant un peu plus de soixante ans, inlassablement une fois par semaine, il s’emploie à remettre l’ouvrage sur le métier. Cela témoigne d’une passion pour le métier, qui culmine à un stade fusionnel. Mais il a également imposé sa griffe comme les grands de ce monde un peu à la manière de JFK, car le sigle BBY est bien la preuve qu’on était dans la haute presse. Et cela se manifeste dans son respect inconditionnel de l’éthique. Sa probité intellectuelle était devenue sa marque de fabrique.
Ce que je crois ? « Le hasard fait bien les choses »
Il faut croire qu’il y a une part de déterminisme dans l’engagement professionnel de Béchir Ben Yahmed. Jeune étudiant à HEC Paris, du temps de la gloire de cette institution quand celle-ci narguait les écoles de business US, Béchir Ben Yahmed adhère à la cellule destourienne des jeunes étudiants tunisiens de Paris. Bourguiba, de passage dans la capitale française en 1952, les a réunis afin de les instruire de son combat pour la lutte nationale. Et c’est BBY qui prend l’initiative de dresser le communiqué de presse de la réunion. Bourguiba en prend connaissance et révèle de manière prophétique, sans connaître encore l’auteur du document, « voilà quelqu’un qui sait commencer une phrase et la terminer ». C’était étincelle initiatique ou l’acte prémonitoire ? Qu’importe, mais de BBY se pique d’intérêt pour ce penchant et, plus tard, il en fera sa vocation. Il y apporte son talent, son ardeur et son bagage managérial une fois devenu patron de presse.
Il n’était pas facile de marquer son individualité et de guerroyer dans le métier à côté des géants de l’époque. Beaucoup l’ont rallié tel Hubert Beuve Mery, fondateur du journal Le Monde et qui reconnaissait son audience. Ou de Jean Daniel, devenu son compagnon de lutte. Ensemble ils ont couvert la guerre de Bizerte en juillet 1960, et Jean Daniel a été blessé par les tirs de l’armée coloniale.
Avec Bourguiba, la lune de miel aura été de courte durée, un an au total. Ces deux individualités marquantes de leur temps chemineront un bout de temps ensemble. Bourguiba fera de BBY son ministre de l’Information dans le premier gouvernement de la Tunisie indépendante quand il était président du conseil sous le règne, auquel il mettra fin, de son altesse Mohamed Lamine Bey.
Malgré son appartenance au gouvernement, BBY n’a pas hésité à publier dans son journal Afrique Action – l’ancêtre de Jeune Afrique – l’article parricide « le pouvoir personnel ». Dans ce papier, Mohamed Masmoudi fulminait contre l’inclination de Bourguiba à gouverner seul. Bourguiba en a été offusqué. BBY entendait bien que présent à la cour, il n’était pas là pour courtiser, ni pour faire de la figuration. L’important est de participer mais il est tout aussi essentiel de prendre part à l’action et de ne pas taire ses pensées.
Ne voulant aliéner sa liberté il prend le large sans rompre les amarres avec Bourguiba tout en affirmant « Lui c’est lui, et moi c’est moi ». L’honneur du journaliste est de pouvoir dire “JE“. C’est lui qui a décerné ce titre somptueux de “combattant suprême“ à Habib Bourguiba. Mais désignait Tahar Ben Ammar comme l’“autre père de l’indépendance“.
La force du journalisme est dans le discernement, et en la matière, il a mérité ses galons.
La cause des peuples du continent africain
Journaliste engagé, il a consacré toute son énergie au service de la cause des peuples de l’Afrique. Et pour cela, il a porté la casquette de patron de presse. Et c’est l’occasion d’évoquer sa longue amitié et son compagnonnage avec Mohamed Ben Ismail, son co-régionnaire, Jerbien comme lui et qui s’est dévoué au service de l’édition en créant CERES.
En sous-jacent à Jeune Afrique, faut-il le rappeler, on trouve les éditions du Jaguar, à qui on doit deux publications phares. Il y a eu la traduction du Coran par l’illustre Professeur Sadok Mazigh et qui fait bonne figure face à celles des orientalistes, Regis Blachère et Jacques Bercque. C’était une magnifique contribution tunisienne au patrimoine du bilinguisme et de la francophonie.
Il y a également, le spécial “Cinquante ans“ de Jeune Afrique qui restituait la mémoire du continent africain pour la deuxième moitié du XXème siècle, celui de l’émancipation du continent. On y trouve une remarquable galerie de portraits d’Afrique et d’ailleurs, dont Patrice Lumumba, Sékou Touré, Houphouet Boigny, Léopold Sedar Senghor, Mohamed V, Nasser, Bourguiba, Ho Chi Minh, Mao, et naturellement Fidel et Le Che.
Et bien entendu, il reste toujours cet incontournable “Atlas économique de l’Afrique“. Document précieux pour suivre la trajectoire économique du continent.
Avec le départ de BBY, une vie s’éteint et une légende s’éveille car sa plume est sonore et son message est clair : la liberté de la presse a pour prix son indépendance financière. Une bonne devise. En effet, le groupe Jeune Afrique a résisté aux offres tentantes des fonds d’investissement et a toujours travaillé en autonomie financière pour garder les clés de son indépendance face au grand capital et à ses injonctions et au formatage de l’information.
Au bout du compte, BBY a vécu comme il le voulait et il indique la voie pour que la presse reste libre et utile au lectorat.
Nous osons espérer que l’Institut de presse et des sciences de l’information de Tunis (IPSI) dédiera la promotion 2021 à la mémoire de feu Béchir Ben Yahmed.
Parallèlement, nous formulons également le souhait que l’Union africaine l’élève au rang de « combattant de la liberté africaine ».