Déjà presque une année depuis l’entrée des premières cargaisons de déchets italiens en Tunisie, et plus de deux mois après la fin des délais prévus par la Convention de Bâle pour leur réexportation vers le pays d’origine. Mais ces déchets, dont une partie est restée en vrac dans les locaux de la société Soreplast, sont toujours au port de Sousse.

Afin de faire le point sur cette affaire, l’Agence TAP a interviewé Hédi Chebili, directeur général de l’environnement et de la qualité de vie au ministère des Affaires locales et de l’Environnement. Selon lui, ” la réexpédition des conteneurs italiens vers leur pays d’origine n’est qu’une affaire de temps “.

Il demeure cependant prudent sur les aspects judiciaires de cette affaire et sur les réactions de la partie adverse, estimant que l’affaire constitue ” un cas d’école ” pour la Tunisie et même pour les instances internationales.

Interview.

Où en est le dossier des 282 conteneurs de déchets importés illégalement d’Italie ?

Hédi Chebili : Au début de 2020, lorsque tous les pays du monde étaient confrontés au déclenchement de la pandémie de Covid-19, la Tunisie a été la cible d’une opération d’expédition de 282 conteneurs de déchets ménagers collectés par la société italienne SRA (Sviluppo Risorse Ambientali) à la société tunisienne “Soreplast”, et ce sans respect des exigences des conventions internationales.

Cette expédition a fait l’objet d’un contrat entre ces deux sociétés conclu en 2019, lequel ne répond pas aux exigences de la Convention de Bamako sur l’interdiction de l’exportation des déchets dangereux de ce type (Y 46), vers l’Afrique, et n’a pas respecté la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et leur élimination et les termes des règlements européens.

A vrai dire, pour nous, le dossier a été très lourd à gérer. Il n’a pas été facile au début de convaincre les autorités italiennes de notre point de vue, mais grâce à la bonne coopération et coordination avec toutes les structures nationales en Tunisie (présidence du gouvernement, ministère des Affaires étrangères, notamment l’ambassade de Tunisie à Rome, chef de contentieux de l’Etat, députés, médias et associations), nous avons pu monter un dossier qui montre de façon claire que cette opération n’a pas respecté les exigences requises par les conventions internationales.

A l’échelle internationale, nous avons travaillé avec le secrétariat de la Convention de Bamako, le secrétariat de la Convention de Bâle et la représentation italienne de cette convention. D’ailleurs, avec ces deux dernières, les contacts établis depuis octobre 2020 n’ont jamais cessé (échange permanent de correspondance). Ces instances continuent de suivre de près l’affaire, mais il est à noter que l’instance de Bâle préfère laisser toutes ses chances, du moins au début, à un règlement à l’amiable entre les pays ou les parties.

Quant à la Convention de Bamako, elle soutient la position de la Tunisie et a promis, en mars dernier, d’agir dans ce sens aux niveaux de toutes les autres instances internationales.

Tous ces efforts nous ont permis de convaincre de la légitimité de la position tunisienne. D’ailleurs, les autorités de la région de Campanie ont ordonné, en 9 décembre 2020, la réexpédition des déchets dans un délai de 30 jours à partir de cette date. Mais la société SRA a refusé de reconnaître que son dossier comporte des incohérences et erreurs et a cherché à renier sa responsabilité.

Est-ce que vous avez eu recours à un cabinet d’avocats pour vous aider à gérer ce dossier ? 

Pour nous, c’est la voie diplomatique qui a primé, d’autant qu’on a eu un écho positif de la part des autorités italiennes, grâce au dossier technique élaboré, lequel a mis en évidence toutes les problématiques qui sont à l’origine de cette affaire. Nous n’avons pas eu recours à un cabinet d’avocats jusqu’à présent.

C’est l’ambassade de Tunisie à Rome qui s’est chargée des contacts avec les autorités italiennes et du suivi du processus judiciaire mené par SRA. Nous n’avons pas opté pour l’engagement dès le début d’un processus judiciaire, car un tel processus prendrait énormément de temps (même des années) et nécessiterait beaucoup d’argent, alors que grâce à la démarche que nous avons adoptée depuis le 9 décembre 2020 déjà, la société a été appelée par les autorités italiennes à récupérer ses déchets et ce parallèlement, aux enquêtes pénales en cours en Tunisie et en Italie.

Pouvez-vous donner quelques détails sur l’enquête judiciaire ouverte en Tunisie ?

Désolé, je ne peux rien dire, cela se passe au niveau du tribunal de Sousse, moi-même j’ai été entendu dans le cadre de cette affaire. Je peux seulement dire qu’entre 25 et 30 personnes sont concernées par cette enquête. Au niveau administratif et technique (qui est seul de mon ressort), un bon pas a été franchi, on a gagné cette bataille.

Certains considèrent la réaction officielle tunisienne est restée peu ferme, malgré la gravité de l’affaire. Comment expliquez-vous cela ?

Au niveau du ministère de l’Environnement, le travail mené est administratif et technique, nous avons été ouverts à toutes les parties qui se sont intéressées à ce sujet. C’est vrai qu’à un certain moment, nous étions très pris et nous ne pouvions pas communiquer facilement là-dessus.

A cet égard, je tiens à souligner la difficulté du dossier: il n’était pas facile de convaincre la partie adverse des multiples irrégularités que comporte ce dossier, mais à partir du 9 décembre 2020, les autorités italiennes ont ordonné à la société de récupérer ses déchets, sauf que cette dernière a opté pour le recours à la justice. A mon sens, cela ne va pas durer et ce n’est qu’une question de temps.

Nous estimons que nous avons obtenu gain de cause au niveau administratif et technique. La société a perdu jusqu’ici tous ses recours. Déjà, deux tribunaux italiens et le conseil d’Etat de ce pays, soutiennent la position tunisienne, ce n’était pas évident. Nous avons obtenu ce résultat parce que notre dossier est consistant.

En effet, les autorités italiennes reconnaissent les droits de la Tunisie à demander la réexportation des déchets dans les meilleurs délais. Elles veulent, comme l’a souligné l’ambassadeur d’Italie à Tunis, lors d’une réunion avec notre équipe, résoudre cette question compte tenu des relations stratégiques entre les deux pays. Il a d’ailleurs, affirmé qu’aussi bien la Tunisie que l’Italie, ont été victimes de ce marché.

Le tribunal de Rome va se prononcer encore sur l’affaire le 15 juin 2021. A quoi vous attendez-vous ?

La dernière décision du tribunal de première instance de Rome ne s’oppose pas à la réexpédition des déchets vers l’Italie, cependant s’oppose à l’utilisation par l’Etat italien de la caution émise par la société italienne SRA dans le cadre de cette affaire. Cette dernière a bien évidemment mis en avant le fait qu’elle fait travailler 141 personnes et qu’elle court le risque de fermer si sa caution est utilisée….

Pourquoi n’avez-vous pas eu recours à d’autres options?

Selon les termes de la Convention de Bâle, trois principes sont à respecter. D’abord, les négociations se déroulent entre les Etats; ensuite, la responsabilité de l’affaire incombe en premier lieu à la société exportatrice, ce qui est le cas actuellement; enfin, en cas de défaillance (de la société), la responsabilité échoit aux Etats, et dans ce cas de figure à l’Italie. Or, l’Etat italien a reconnu (dans les courriers reçus par l’ambassade de Tunisie à Rome) le droit de la Tunisie de demander la réexpédition des déchets, dans les meilleurs délais.

Toutefois, eu égard au processus judiciaire adopté par SRA, les autorités italiennes n’ont pas pu mettre en œuvre la décision de réexpédition. Aucun responsable italien ne peut agir à l’encontre d’une décision prise par leur justice.

Ceci étant, l’Etat italien a toujours la possibilité de consacrer un montant pour la reprise des déchets. Nous avons appris depuis deux semaines, d’une manière indirecte, que les avocats de la SRA ont exprimé leur volonté de réexpédier les déchets. Nous restons favorables à cette option, et nous sommes disposés à la faciliter, dans la limite du possible et conformément à la réglementation en vigueur.

Pourquoi le gouvernement tunisien refuse de communiquer sur cette question, alors que la société civile se montre plus réactive?

Comme je viens de l’expliquer, nous gérons un dossier très délicat. Et comme nous ne tenons pas toutes les ficelles, nous ne voulons pas avancer des dates ou des données qui pourraient être contredites (comme c’était le cas pour l’annonce de la réexpédition des déchets le 9 mars, quand la société n’a pas obtempéré).

D’ailleurs, la Tunisie a donné son accord pour une collaboration judiciaire entre les deux parties et une commission rogatoire sera émise dans ce cadre. En outre, un juge italien devait venir en Tunisie pour prendre connaissance des dessous du dossier.

Ce scandale a éclaboussé le ministère et ses agences, particulièrement l’ANPE et l’ANGED. Qu’avez vous fait pour rétablir les choses et faire le ménage interne ?

A notre niveau, cette affaire a été un cas d’école. Je rappelle que les procédures n’ont pas été respectées. Une première erreur porte sur la présentation du dossier à une autorité qui n’est pas habilitée (le dossier de notification qui aurait dû passer par l’autorité nationale compétente de la Convention de Bâle, dont le point focal se trouve au ministère (des Affaires locales et de l’Environnement, ndlr), est parvenu à un agent administratif de l’ANGED, à Sousse).

Deuxièmement, même le contrat conclu en 2019 entre les deux sociétés n’aurait pas dû être fait. Soreplast, qui détient une autorisation depuis 2010, pour gérer 9 mille tonnes par an de déchets, a conclu un accord pour gérer 120 mille tonnes par an (soit 120 fois sa capacité).

Quelle leçon en tirez-vous de cette affaire ?

Nous en souffrons jusqu’à présent. Après le déclenchement de cette affaire, une enquête interne a été menée par l’inspection générale du ministère, ses résultats ont été transmis à la présidence du gouvernement et au chef de contentieux de l’Etat. Tout le dossier a été ensuite transmis à la justice (des fonctionnaires ont été entendus dans le cadre de l’enquête et d’autres ont été arrêtés).

Parallèlement, des réunions ont été tenues au niveau du cabinet du ministère pour mieux suivre et organiser la gestion de ce genre de dossier et pour se préparer à des éventuels autres cas. Cette affaire constitue un cas d’école pour tout le monde y compris à l’étranger. Elle ferait un jour l’objet d’un livre et serait enseigné dans les instances internationales, compte tenu des problématiques suscitées (fausse déclaration, conclusion d’un marché pour l’importation de 120 mille tonnes de déchets, sans avoir les équipements et la capacité nécessaires…).

Si l’affaire n’aboutit pas en faveur de la Tunisie, quels sont les autres scénarios?

Nous aurons recours à l’arbitrage international, et là, personne ne peut prédire de l’évolution du dossier, car c’est un autre processus qui va s’enclencher. Et ça sera la même chose si nous recourrons par la suite à la justice internationale (plusieurs recours) qui demeure une autre option en cas d’échec.

Ceci étant, la Tunisie cherche à résoudre cette affaire le plus tôt possible et avec le minimum de dégâts, en s’assurant du retour des conteneurs en Italie et de la sanction de la société responsable, et ce sans céder le droit du pays à la réparation du préjudice.