Première réaction d’Abdelaziz Halleb, ingénieur, chef d’entreprise et président de la Chambre nationale de l’industrie électronique à UTICA, lorsque nous l’avons sollicité pour faire le point sur le contexte socioéconomique du pays : « Je ne répondrais pas à vos questions, je vais aussi dissocier l’économie de la politique même si elles sont fortement liées ».
Dans l’entretien ci-après, Abdelaziz Halleb procède à une dissection en règle de la situation économique en Tunisie, et appelle à plancher sur des solutions immédiates pour sauver l’économie nationale même si « c’est le dysfonctionnement politique qui a entraîné la déroute économique ».
Radioscopie en trois actes d’une économie comateuse et d’un Etat qui n’arrive pas à gérer et encore moins à assurer la relance.
Acte 1
WMC : Tout le monde parle de relance mais nous n’en voyons aucun signe. Pour quelle raison d’après vous ?
20Abdelaziz Halleb : Pour la relance de l’économie, il faut des décisions rapides, applicables et appliquées. Or, le système politique mis en place après 2011 ne permet pas la prise de décision rapide, voire la prise de décision tout court.
De plus, les décisions prises doivent être appliquées réellement et correctement. A titre d’exemple, les mesures prises en 2020 en accompagnement de la première vague de la pandémie n’ont pas été concrétisées ou ont été vidées de leur contenu par d’autres circuits décisionnels.
Pour la deuxième et troisième vague, il n’y a eu que des décisions antiéconomiques.
Il nous faut aujourd’hui des mesures qui ne nécessitent pas le passage par le processus législatif et dont l’application peut être mise sous le contrôle d’un organe indépendant, telle la Banque centrale par exemple.
Ce qui est présenté comme diagnostic est un simple constat, une description des symptômes, alors que le diagnostic consiste à chercher le pourquoi des crises successives que nous vivons
La problématique est complexe et les conséquences s’enchevêtrent souvent avec les causes. Il n’est pas aisé de démêler les problèmes et les prendre par le bon bout. Il faut donc de la méthode pour comprendre et surtout identifier les actions utiles avec des impacts rapides.
Ces dernières années, les responsables politiques ont pris l’habitude de dire que le diagnostic de la situation économique est fait et qu’il est largement partagé et que le problème réside uniquement dans la mise en œuvre.
C’est un complètement faux. Ce qui est présenté comme diagnostic est un simple constat, une description des symptômes, alors que le diagnostic consiste à chercher le pourquoi des crises successives que nous vivons.
Que le taux d’endettement ait atteint tel ou tel pourcentage du PIB, que la masse salariale de la fonction publique représente 15 ou 20% du PIB, ou que le déficit budgétaire ait atteint tel ou tel niveau, cela ne constitue pas un diagnostic. C’est un constat, une manifestation de la maladie, et il ne permet pas de dire ce qu’il faut faire pour y remédier.
La meilleure preuve que le diagnostic n’a pas été fait est que les responsables politiques successifs n’ont pas su et ne savent pas encore quoi faire, car un diagnostic sérieux dégage automatiquement un plan d’action, efficace. Se contenter du constat et le confondre avec le diagnostic entraîne forcément l’inaction, ou pire, des actions non pertinentes, soit un gaspillage de ressources et à terme une aggravation de la situation.
Le médecin qui se contente de constater que son patient a la fièvre et lui prescrit un traitement juste pour faire baisser sa température ne l’a pas soigné, bien au contraire.
Se contenter du constat et le confondre avec le diagnostic entraîne forcément l’inaction, ou pire, des actions non pertinentes, soit un gaspillage de ressources
Commençons donc par adopter une approche professionnelle pour la résolution de nos problèmes si nous voulons sauver l’économie tunisienne.
Ce que vous dites est très théorique, dans les faits comment cela doit se passer ?
La « Résolution des Problèmes » est une science bien établie ; elle est adossée à des méthodes et des outils. Je suis affligé de constater que nos politiques sont loin de les connaître et encore moins de les maîtriser.
En fait, rien qu’en se référant aux publications des dix dernières années, on peut identifier le diagnostic réel du contexte socioéconomique dans notre pays. On ne peut pas ne pas revenir au document du “Contrat Social“ signé en 2014 entre le gouvernement, l’UGTT et l’UTICA, ou encore à la “Vision Tunisie 2020“ élaborée par l’UTICA en 2016, ou à l’étude de la Banque mondiale “La révolution inachevée“. On ne peut pas ignorer non plus les diverses contributions dans les médias d’éminents économistes tunisiens.
La descente à l’enfer a en fait commencé en 2008 avec la crise financière planétaire. Toutefois, il y a eu maîtrise grâce au matelas accumulé entre 2002 et 2007, période au cours de laquelle le PIB, exprimé en dollars, a, en 5 ans, doublé. Les réserves ayant toutes été dilapidées entre 2008 et 2015, on a pu voir les contrecoups de la crise. Les signaux d’alerte ont été émis entre 2012 et 2013.
Quelle est alors la démarche à adopter dans pareille situation ?
Einstein disait : « si on me donnait une heure pour traiter un problème, je consacrerais trois quarts à le comprendre, dix minutes à m’organiser et cinq minutes pour le résoudre ».
Tout commence donc par la compréhension, la bonne identification des problèmes et leur priorisation, et surtout la recherche de leurs causes profondes.
Commençons donc par la description des aspects de l’économie tunisienne que nous considérons actuellement comme étant les plus problématiques, et cherchons ensuite leurs causes.
L’actualité met en évidence trois axes :
– l’appauvrissement de l’Etat, obligé de quémander des dons et des emprunts ;
– la disparition de la classe moyenne de la société tunisienne, ayant rejoint pour l’essentiel la classe pauvre, mais aussi le développement d’une classe de nouveaux riches prompte davantage à la consommation qu’à l’investissement ;
– la disparition de l’espoir en un lendemain meilleur, surtout pour les jeunes.
D’abord, l’appauvrissement de l’Etat. D’où proviennent les revenus de l’État ? Comment les dépense-t-il ? Et pourquoi est-il devenu pauvre ? Pour ses revenus en dinar, l’Etat prélève, par divers mécanismes, une partie de la richesse, visible et mesurable, créée dans le secteur privé. Il reçoit les bénéfices des entreprises publiques et de la Banque centrale. Il reçoit également le produit des monopoles, des concessions et de la douane, la taxe à son profit de certaines consommations sur le territoire national (TVA), le produit de certains actes administratifs et des amendes, et emprunte auprès des banques tunisiennes.
Pour ses réserves en devises, l’Etat compte sur le résultat net en devise de l’exportation des biens et services des entreprises résidentes, le transfert de la contrepartie des dépenses en dinar des entreprises non résidentes, les transferts des Tunisiens résidents à l’étranger, le rapatriement des bénéfices des entreprises tunisiennes ayant des filiales à l’étranger, et les emprunts et les dons de l’étranger.
Si on examine une à une les sources de ces revenus, on constate un tarissement continu de la plupart d’entre elles.
Pourquoi les revenus de l’Etat provenant du secteur privé ont diminué et comment peut-on les augmenter ?
La richesse créée par le secteur privé, déjà structurellement faible du fait de la logique des codes successifs de l’investissement, a fortement régressé depuis 2008 et surtout après 2011.
La partie visible et mesurable de ces richesses a d’abord été affectée par l’émergence puis l’explosion du secteur informel qui, évidemment, ne contribue pas aux revenus de l’Etat.
Puis elle a été affectée successivement par les grèves, le blocage de la logistique, puis les actes de terrorisme, puis par la restriction des financements bancaires détournés vers l’Etat, puis par la pandémie. Une partie a disparu et le reste est en train de vivoter. Evidemment la part de l’Etat de cette source s’est retrouvée réduite. Le manque à gagner de l’Etat est important.
L’économie visible s’est rétrécie comme peau de chagrin, et la partie invisible est un véritable trou noir, au sens cosmique. Tout ce qui y rentre ne sort plus. Un capital mort pour l’économie, un capital qui ne contribue pas à la croissance mais qui contribue à l’inflation.
Procurer des revenus plus importants à l’Etat passe par la relance rapide de l’économie, qui n’est possible que par la relance des entreprises existantes et qui ne soient pas à l’arrêt.
Assainir le climat social est aussi un vecteur de relance économique et donc d’augmentation des recettes de l’Etat
En analysant les causes de cette réduction de revenu fiscal de l’Etat, on peut identifier deux ou trois causes profondes et les traiter. Certaines pourraient avoir un impact immédiat, tel que l’accès au financement bancaire de fonds de roulement.
La Banque centrale et l’APTBEF pourraient convenir avec les banques de préfinancer tous les marchés, publics et privés, avec comme seules conditions que ces marchés soient enregistrés auprès d’une recette des finances, qu’ils soient domiciliés auprès de la banque concernée et que les bénéficiaires s’engagent auprès de la CNSS à augmenter leurs effectifs. Une relance de l’économie sans besoin de textes juridiques.
Assainir le climat social est aussi un vecteur de relance économique et donc d’augmentation des recettes de l’Etat. Un moratoire de deux ans sur les grèves pourrait être aussi déclaré par l’UGTT, moyennant la mise en place d’un “Comité UGTT-UTICA“ pour traiter au cas par cas et à l’amiable les conflits sociaux éventuels.
Rendre la richesse créée par le secteur privé plus visible et plus mesurable peut être aussi un objectif réaliste et atteignable, mais à moyen terme.
Faire croître la partie visible et réduire celle aujourd’hui invisible est un objectif primordial. Aujourd’hui, le système dominant est un système basé sur la rente : rente des autorisations, rente d’accès au financement et rente d’invisibilité pour le secteur informel qui ne peut pas être contrôlé ni par le fisc ni par la CNSS, grâce justement à son invisibilité.
Hernando De Sotto a recommandé pour la Tunisie la suppression des autorisations pour toutes les activités économiques qui ne nuisent pas à l’ordre public
Il existe des pistes pour inclure une grande partie de l’économie souterraine dans celle formelle. En 2012, l’économiste péruvien Hernando De Sotto, spécialiste reconnu au niveau mondial, a diagnostiqué la situation tunisienne et a donné un plan d’action pour animer ce qu’il appelle « le capital mort ».
Il a recommandé la suppression des autorisations pour toutes les activités économiques à part celles qui nuisent à l’ordre public, la réduction des droits de douane pour rendre la contrebande non rentable, la mise en place d’un système d’enregistrement simple des biens immobiliers non-inscrits au cadastre (la plupart des tunisiens ne possèdent pas un titre de propriété de leur maison et de leurs terres agricoles, bien que personne ne la conteste ).
Un système simple d’enregistrement des fonds de commerce, et j’ajouterais l’instauration d’un délai maximum pour le partage des héritages et sans morcellement des biens de production, telles que les terres agricoles, pourrait donner des ressources importantes à l’Etat. On n’a pas besoin de voter des lois car pour la plupart de ces mesures, des décrets suffisent.
L’artisanat souffre depuis longtemps de la perte de sa clientèle touristique, essentiellement européenne. Les touristes ne viennent plus, et ce pour plusieurs raisons, et le comportement de l’acheteur européen a changé avec l’émergence du e-commerce.
Une mesure concrète pour relancer ce secteur et lui permettre de retrouver sa place en tant que contributeur au budget de l’Etat et de source de devises consiste à intégrer les Tunisiens installés à l’étranger dans le processus de la promotion de l’investissement pour qu’ils créent des entreprises dans leur pays de résidence, entreprises spécialisées dans le marketing et la commercialisation des produits tunisiens. Un régime de change dérogatoire devrait gérer les relations de ces entreprises avec leurs fournisseurs installées en Tunisie.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
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