Dans cette deuxième partie consacrée à une analyse approfondie de la situation économique du pays, Abdelaziz Halleb, ingénieur, chef d’entreprise et président de la Chambre nationale de l’industrie électronique à UTICA, fait le point sur les entreprises publiques, les réformes qui doivent être entreprises pour mettre fin à l’hémorragie dans les deniers publics causée par ces entreprises systématiquement déficitaires, aux réglementations en vigueur qui bloquent investissement et croissance et aux dépenses croissantes d’un Etat qui s’appauvrit de plus en plus.
Abdelaziz Halleb, acte II.
WMC : Pourquoi les revenus de l’Etat provenant des participations publiques dans les entreprises ont-ils diminué et comment les augmenter ?
Abdelaziz Halleb : Dans cette catégorie, il y a les entreprises extractives telles que la CPG et les compagnies pétrolières, les entreprises de service public telles que la STEG, la SONEDE, l’Office des céréales et les sociétés de transport dont les coûts de prestation sont fixés par l’Etat et qui incluent des subventions aux usagers.
Il y a aussi d’autres entreprises agissant dans le secteur de l’économie marchande. Avant 2010, ces entreprises dégageaient, bon an mal an, un bénéfice de 1 000 millions de dinars (1 milliard de dinars, ndlr). En 2021, le budget de l’Etat signale, dans cette catégorie, une recette de 30 millions de dinars et beaucoup de pertes qui seront payées par l’Etat sous couvert de compensations diverses.
Le secteur extractif était, à l’origine, victime de la centralisation des achats publics, puis à cette situation inconfortable s’est rajoutée une couche de politique politicienne aggravée par une incapacité dans la prise de décision. A Gafsa et à Tataouine, les compagnies d’extraction dominent l’économie régionale. Ces compagnies externalisent peu de leurs activités, s’approvisionnent de manière centralisée et paient des salaires beaucoup plus élevés que les salaires du marché.
Les entreprises privées ont peu de chance de survivre à côté de ces mastodontes, faute d’un marché solvable et de pouvoir supporter la comparaison sur le plan salarial. Du coup, le seul employeur possible devient ces compagnies d’extraction.
Evidemment, la solution n’aurait pas dû consister en une distribution d’argent à ceux qui n’arrivaient pas à être recrutés dans ces compagnies, comme cela a été fait avant et surtout après 2011, ce qui représente un traitement homéopathique et ne traite pas le problème en profondeur.
Une piste de solution serait plutôt une externalisation obligatoire de certaines activités de ces compagnies avec une priorité : s’approvisionner auprès d’entreprises installées dans la région et l’encouragement du personnel à quitter l’entreprise pour la création des entreprises-fournisseuses de produits et de services. Ceci sans se limiter au carcan d’un cadre règlementaire qui a fait preuve de son manque d’efficacité, s’agissant de l’essaimage.
Des convois sous escorte militaire doivent être organisés, les salaires versés par la CPG doivent être mensuellement indexés aux quantités de phosphates livrées aux usines du Groupe chimique.
Les entreprises privées vont générer des recettes pour l’Etat en même temps qu’une réduction de la pression sur les entreprises d’extraction.
Par ailleurs, le problème de la logistique pour le transport et la transformation du phosphate doit être résolu immédiatement. Des convois sous escorte militaire doivent être organisés, et les salaires versés par la CPG doivent être mensuellement indexés aux quantités de phosphates livrées aux usines du Groupe chimique.
A côté de cela, le maintien d’entreprises publiques agissant dans le secteur productif et qui sont en plus déficitaires n’a aucun sens.
Que devons-nous en faire ?
A quoi rime le maintien d’une agence de voyages publique déficitaire, d’une société avicole publique déficitaire, d’une société d’acconage publique déficitaire, d’une fabrique de tabac déficitaire, ou d’une cimenterie publique déficitaire ? Ces compagnies doivent être mises en vente rapidement et sans tergiversation.
La technique des plans sociaux pour le personnel en surnombre est connue et maîtrisée. Non seulement cela pourrait générer de l’argent liquide immédiat à l’Etat, mais ces entreprises, devenues privées, ne pourront plus se soustraire au paiement de ce qui est dû à l’Etat en termes d’impôts et de taxes, comme elles le font actuellement.
Pour les entreprises assurant un service public, l’angle d’attaque de la réforme pourrait être une meilleure implication du personnel dans l’avenir de l’entreprise et dans sa bonne gestion. Une partie du capital, 20% par exemple, pourrait être cédée par l’État au personnel de chaque entreprise.
Pour les entreprises assurant un service public, l’angle d’attaque de la réforme pourrait être une meilleure implication du personnel dans l’avenir de l’entreprise et dans sa bonne gestion
L’Etat est-il en train de collecter toutes les taxes sur la consommation (TVA) ? Il est évident que toutes les activités informelles échappent totalement au payement de la TVA. Mais il n’est pas certain que l’Etat collecte toute la TVA sur les autres activités avec un code sur la TVA complexe où les taux dépendent à la fois du produit, de l’acheteur et du vendeur. Les produits sont soumis à des taux allant de 7%, 13% et 19% alors que certains acheteurs sont exonérés de TVA et certains vendeurs ne sont pas assujettis à cette taxe. En 2020, les recettes de la TVA n’ont représenté que 7% du PIB officiel.
Pour les produits, la Turquie a trouvé une excellente parade contre la fuite de la TVA et qui peut inciter à la formalisation des activités : tous les produits qui circulent sur la route doivent être accompagnés d’une facture ou d’un bon de livraison, mais contrairement à la Tunisie, ces factures et bons de livraison doivent être établies en ligne sur une plateforme fiscale nationale. Du coup, toutes les factures sont déclarées et la circulation des produits qui ne sont pas en règle devient impossible, ceci moyennant bien sûr une rigueur dans le contrôle routier.
Contrairement aux discours, aucun code ou loi sur l’investissement n’a jamais ciblé l’augmentation de la valeur ajoutée nationale
Cependant, le manque à gagner le plus important en termes de recette fiscale reste la faiblesse de la valeur ajoutée nationale. Contrairement aux discours, aucun code ou loi sur l’investissement n’a jamais ciblé l’augmentation de la valeur ajoutée nationale qui reste de l’ordre de 20% sur les produits industriels. Toutes ces règlementations ont visé la création d’entreprise mais pas son fonctionnement, ont privilégié les investissements matériels par rapport aux investissements immatériels mais n’ont pas encouragé l’entreprise à maîtriser davantage de part dans la valeur des produits.
Pourtant on prétend que les réglementations en vigueur accordent nombre d’avantages aux entreprises ?
A tort ! Ces réglementations inefficaces font croire que l’entreprise est privilégiée et contribuent à donner une image négative des entrepreneurs, chasseurs de primes, « voleurs » de privilèges. Depuis 1972, la logique est restée inchangée : les avantages sont accordés a priori à l’investissement, ce qui génère des procédures de contrôle complexes, longues et qui peuvent être source de corruption.
Il faudrait envisager les choses autrement, comme par exemple lier les incitations, de manière simple et automatique, aux résultats atteints par l’entreprise sur les champs objets des incitations (valeur ajoutée, développement régional, emploi, export, etc.), et ce durant tout le cycle de vie de l’entreprise et pas seulement à sa création ou à son extension. Il ne s’agit pas de le faire tout suite, mais plutôt à l’horizon 2024, car les partis politiques doivent s’approprier cette approche, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Qu’en est-il des devises souffrant du recul de nombre de secteurs économiques, notamment l’énergie et les industries exportatrices ?
Comment augmenter les réserves en devises ? Les Tunisiens résidents à l’étranger ont transféré en Tunisie, en 2020, près de 1,5 milliard d’euros, soit en moyenne un peu plus que 1 100 euros par personne. On peut supposer objectivement que l’épargne annuelle de ces Tunisiens est nettement supérieure à ce montant.
De même, le potentiel d’export des entreprises qui exportent quand l’occasion se présente n’est pas bien exploité du fait de la complexité des exportations ponctuelles.
Pour inciter ces Tunisiens résidents à l’étranger à transférer davantage de devises, et les entreprises partiellement exportatrice à exporter, la BCT pourrait tenir une balance devise pour chaque entreprise et chaque citoyen résident à l’étranger. Cette balance enregistre pour chaque acteur tous les flux entrants et sortants en devises. Les acteurs économiques disposant d’une balance devise annuelle excédentaire bénéficient d’un bonus supérieur au taux d’emprunt de l’Etat sur le marché international, et ceux ayant une balance annuelle déficitaire payent une taxe sur l’achat de devise, sans qu’il y ait besoin de déprécier le dinar.
De cette manière, on encourage de manière simple les Tunisiens résidents à l’étranger à épargner en Tunisie et on encourage l’exportation des entreprises résidentes.
Quelles sont les dépenses de l’Etat ? Et pourquoi est-il devenu pauvre ?
Les principales dépenses de l’Etat sont celles des salaires (38% du budget), le service de la dette (30%), le développement (13%) et les caisses de compensation (6%). La masse salariale de l’Administration est devenue une charge de plus en plus lourde pour l’économie du pays et consomme actuellement près de 17% de la richesse créée dans le pays.
Depuis une dizaine d’années, l’Etat dépense plus que ses revenus et le déficit du budget ne cesse de s’aggraver. Il emprunte de plus en plus pour ses frais de fonctionnement et pour rembourser les dettes antérieures avec leur intérêt.
Un agent économique rationnel limite ses dépenses de fonctionnement à ses ressources disponibles, et s’il emprunte, c’est seulement pour investir. L’investissement devrait lui générer des ressources supérieures au service de la dette. C’est ce que faisait Mohamed Ghannouchi (ancien Premier ministre de Ben Ali, ndlr) durant une dizaine d’années, et certains lui reprochaient de ne pas emprunter davantage pour réaliser plus d’infrastructures. Il était peut-être trop prudent.
Après 2011, le comportement de l’Etat tunisien, en tant qu’agent économique, est devenu irrationnel
Après 2011, le comportement de l’Etat tunisien, en tant qu’agent économique, est devenu irrationnel. L’évolution du principal agrégat du budget, celui de la masse salariale, n’est plus maîtrisée. Des augmentations anarchiques sont accordées au cas par cas à divers corps et une course s’est installée entre les corps à qui peut obtenir plus d’augmentation.
De plus, le point de départ du budget n’est plus une estimation des ressources probables et on ajuste les dépenses en fonction de cela. Il commence plutôt par une estimation, souvent erronée, des dépenses qui deviennent non négociables, puis on se met à chercher des ressources en puisant dans les réserves, tous les fonds spéciaux du trésor ont été vidés.
On se tourne ensuite vers le secteur privé et les citoyens qu’on surtaxe, et dernier recours, les emprunts. Si les emprunts ne rentrent pas comme prévu, le budget de l’investissement devient la variable d’ajustement. Or en réduisant les dépenses d’investissement et en taxant le secteur privé, déjà en difficulté à cause du climat social et sécuritaire, on réduit automatiquement les revenus de la fiscalité et c’est la boule de neige.
Chaque année, on a besoin d’emprunter davantage, et le budget de l’année suivante est plus difficile à boucler que celui de l’année précédente.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
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