La Tunisie n’a jamais entretenu des relations aisées et sereines avec les réformes que le gouvernement Mechichi doit oser contre vents et marées pour sauver ce qui reste d’une économie en détresse. L’homme de toutes les réformes est Ali Kooli, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Appui à l’investissement.
Depuis sa désignation, Ali Kooli n’a pas cessé de parler de la nécessité de réviser nombre de réglementations et procédures touchant à l’attribution de certaines autorisations et licences.
Les réformes portent, entre autres, sur la suppression de la légalisation de signature “absurde“ dans la plupart des cas et des autorisations liées à la vente du tabac et de l’alcool comme cela se passe dans beaucoup de pays du monde musulman.
Si l’élimination des autorisations dans le commerce du tabac ne pose pas problème, celles concernant la vente d’alcool ou encore la légalisation de signature risquent d’être confrontées au dogmatisme de l’ARP et de l’administration publique, sans parler de certains pans de la société tunisienne.
Ali Kooli s’y attend, et en homme d’action qui préfère l’efficience à la flatterie, il compte bien les réaliser parce que les règles doivent changer.
Le retrait de la licence de vente d’alcool n’est pas liée au restaurant mais au propriétaire lui-même
Il explique : « Pour l’alcool, ça peut être l’achat d’une autorisation. On peut très bien penser qu’on achète une licence pour la vente d’alcool, mono endroit ou multi endroits et ça peut faire rentrer de l’argent à l’Etat. S’agissant des grossistes, quand on parle de libéralisation, il faut savoir à quel niveau on peut le faire. Est-ce que tout le monde veut être grossiste ? Peut-être pas. Est-ce que tout le monde pourra vendre ? Oui, sous certaines conditions. On doit faire attention à ce qu’un épicier ne mette pas dans la caisse des pommes de terre ou des œufs, de l’alcool aussi ».
Dans beaucoup de pays, on peut faire commerce de l’alcool dans les petites supérettes mais la vitrine alcool est fermée et protégée et la vente aux jeunes mineurs est interdite. L’élimination de l’autorisation sur la vente d’alcool aurait, entre autres vertus, le mérite de casser le monopole des services du ministère de l’Intérieur relatif à cette autorisation relevant, depuis des décennies, d’un pouvoir discrétionnaire. Elle permettrait de mettre fin aux passe-droits et aux mauvaises pratiques adoptées par l’ancien régime considérant l’accord de la licence d’alcool comme une récompense offerte aux serviteurs les plus fidèles et les plus loyaux.
Sur le plan réglementaire, elle mettrait fin à l’amalgame entre la personne et la licence. «Prenons l’exemple d’un restaurant. Le retrait de la licence de vente d’alcool n’est pas liée au restaurant mais au propriétaire lui-même, c’est une pratique qu’on doit arrêter parce que c’est là un illogisme avéré ».
« Nous voulons mettre fin aux passe-droits »
La libéralisation cadrée et rigoureuse de la vente d’alcool faciliterait, et c’est le plus important, de limiter le nombre de fabricants d’alcool frelaté dans des quartiers populaires. Il s’agit là d’une question de santé publique qui coûte cher à l’Etat dans un pays où le nombre de consommateurs s’est accru considérablement durant cette dernière décennie. Un phénomène dont les incidences devraient être étudiées par les organismes dédiés de l’Etat. Ceci sans parler du monopole imposé par deux ou trois grands distributeurs d’alcool qui bénéficient de protections politiques dans tous les partis. L’exemple le plus édifiant en la matière a été l’ouverture par un distributeur protégé d’un grand dépôt à la zone industrielle Mghira !
Il faut avoir le temps de prendre des mesures efficaces, sans précipitation et bien évaluer les enjeux de chaque décision
Ali Kooli est contre toute forme de monopole : « Je suis contre le monopole, qu’il soit public ou privé, et nous avons l’art dans ce pays de faire passer un monopole public en monopole privé et même en oligopole. Si, au lieu de laisser à l’Etat le monopole, vous l’accordez à trois personnes, vous allez assurer une protection et des rentes. Je suis contre les protections et les rentes. Et s’il y a des protections et des rentes, elles doivent être payées très cher à l’Etat et non aux intermédiaires. Il est évident que dès qu’il y a autorisation, il y a des passe-droits, et c’est cela que nous voulons stopper. Il faut toutefois être clair : le gouvernement n’est pas là pour encourager la consommation de l’alcool ou de tout produit nuisant à la santé de nos concitoyens. L’arbitrage est la santé des gens avant tout. Un restaurant peut bien décider que sa liste de clientèle est familiale et décider qu’il ne servira pas d’alcool ».
Sur le plan pratique, il ne sera pas aisé de libéraliser la vente d’alcool dans un pays où les lois le prohibant datent de l’ère beylicale. « Il faut avoir le temps de prendre des mesures efficaces, sans précipitation et il faut bien évaluer les enjeux de chaque décision. Enormément de personnes en dépendent et il faut être sûr de ne pas se tromper, car si on se trompe, le résultat sera néfaste, et toute la réforme tombera à l’eau ».
Les lois en Tunisie se comptent par milliers. A tel point qu’on arrive toujours à les contourner pourvu qu’on tombe sur le bon expert mafieux. La légalisation de signature à l’ère des signatures électroniques et de l’expertise graphologique est absurde, mais on ne peut pas l’éviter.
« Si cela ne tenait qu’au gouvernement, nous l’enlèverions demain, mais il y a une loi qui vous interdit d’aller contester une décision quelconque si votre signature n’est pas légalisée ».
Je veux bien être apprécié par tout le monde, mais je préfère qu’on me déteste aujourd’hui et qu’on reconnaisse mon mérite dans 10 ans…
Il faut revoir beaucoup de lois dans un pays où ceux censés les assouplir, les clarifier et les simplifier sont obsédés par la chasse aux sorcières, la lutte contre la corruption ou encore les querelles entre blocs parlementaires.
La tâche de Ali Kooli ne sera pas facile, elle lui attirera des inimités de toutes parts, mais pour lui, ce n’est pas le plus important : « Mon vœu est que le peuple tunisien, nos partenaires politiques, les acteurs sociaux et nos vis-à-vis comprennent l’enjeu de toutes les réformes que nous envisageons d’engager. Mais le plus important est de les oser car il s’agit de sauver notre économie et d’éviter les scénarios catastrophe. Je veux bien être apprécié par tout le monde, mais je préfère qu’on me déteste aujourd’hui et qu’on reconnaisse mon mérite dans 10 ans parce que j’aurais fait le nécessaire. Et cela soit dit en passant, je ne compte pas m’éterniser dans ce poste, je partirais en 2024. Du coup, la priorité pour moi est de faire ce qu’il faut et non ce qui plaît ».
François Mitterrand l’avait martelé autrefois : « Gouverner, ce n’est pas plaire ».
Amel Belhadj Ali