Tout le monde en parle. Dans une émission télévisée sur la chaîne nationale libyenne en date du 3/7/2021, Abdelhamid Dbeibah, chef du gouvernement d’Union nationale, accompagné de l’ensemble de son staff gouvernemental, répondait patiemment et sans élucubrations ni langue de bois aux questions, collectées auprès de plus de cinq mille de ses concitoyens, sur des sujets divers et d’actualité.
En parlant des coupures d’électricité qui affectent fâcheusement le quotidien de nos voisins, comme suite des dégâts collatéraux à la guerre fratricide, il disait qu’au-delà des travaux de réparations et de mise à niveau des centrales thermoélectriques existantes et la construction de nouvelles unités, l’avenir énergétique de la Libye réside dans les énergies renouvelables (ER) et plus particulièrement dans l’hydrogène vert (HV). Il martelait que la Libye aura une dizaine d’années pour exploiter ses réserves pétrolières, estimées à quelques 40 milliards de dollars et les transformer en richesses pour les générations futures, car après l’année fatidique de 2030, l’hydrogène vert prendra la relève comme carburant du XXIème siècle, et le pétrole sera détrôné de sa position hégémonique comme la source d’énergie principale qui fait tourner notre monde et perdra rapidement de sa valeur.
L’hydrogène, un gaz banal et bien connu
L’hydrogène est l’élément le plus simple et le plus abondant dans notre univers. Toutefois, sur notre planète, il est rarement présent à l’état pur (dihydrogène), puisqu’étant très réactif, il s’associe facilement avec d’autres éléments et se présente principalement sous forme de matière organique, d’hydrocarbures et surtout d’eau, de là son appellation par Lavoisier comme générateur d’eau (du grec hydro signifiant eau et gène signifiant engendrer).
En 1800, les deux chimistes britanniques, Nicholson et Carlisle, ont réussi à décomposer électriquement la molécule d’eau en oxygène et hydrogène, par un procédé bien connu sous le nom d’électrolyse.
L’hydrogène joue également un rôle clé au niveau de la mitochondrie, qui est la centrale énergétique de l’organisme à l’échelle cellulaire.
L’hydrogène peut servir à produire de la chaleur par simple combustion ou de l’électricité dans une pile à combustion, qui n’est rien d’autres que la machine inverse de l’électrolyseur. Dans les deux cas, on n’obtiendra rien d’autre que de l’eau dans le tube d’échappement.
En fait, l’hydrogène est un gaz incolore et inodore, la couleur qu’on lui attribue sert uniquement à le caractériser selon la source d’énergie utilisée pour sa production : vert pour les énergies renouvelables (solaire, éolienne, hydraulique,…), jaune pour l’énergie nucléaire, gris pour les hydrocarbures, bleu comme le gris mais avec capture et stockage supplémentaires du gaz carbonique, etc.
Que s’est-il passé pour que l’hydrogène se hisse au centre de l’intérêt mondial ?
Les missives de la catastrophe climatique, ou du changement climatique pour faire plus mignon, se succédant et gagnant en cadence, en gravité et en ampleur, les décideurs de ce monde, nonobstant les tiraillements des magnats pétroliers, ne pouvaient plus faire la sourde oreille aux gémissements de notre planète et se réunissaient en décembre 2015 dans le cadre de la COP21 pour entériner le fameux Accord de Paris.
Cet accord stipule la réduction des gaz à effet de serre dans le but de limiter le réchauffement climatique bien au-dessous de 2°C (de préférence 1,5°C) en se fixant comme objectif la neutralité carbone à l’horizon de 2050.
Pour ce faire, il faut résolument arrêter de brûler des hydrocarbures et s’orienter massivement vers les ER, solaires et éoliennes en premier lieu. Les ER servent principalement à produire de l’électricité qui, une fois générée et placée sur le réseau, doit être consommée immédiatement. Cela n’est pas toujours possible, étant donné le caractère intermittent des ER (le soleil ne brille pas la nuit et le vent souffle quand il veut et non lorsqu’on en a besoin), d’une part, et les fluctuations de la demande en électricité, d’autre part (l’éclairage pendant la nuit et la climatisation seulement lorsqu’il fait chaud).
De ce fait, des limites sont imposées à la contribution des ER dans le mix énergétique, adopté dans la production d’électricité, dont le potentiel est actuellement estimé à 30% en Tunisie. Par conséquent, des moyens de stockage autres que la batterie (encore trop chère, trop volumineuse, trop lourde, à basse concentration et capacité énergétiques malgré les grands progrès) doivent être développés pour assurer l’appoint nécessaire en cas de déséquilibre énergétique entre la production et la consommation sur le réseau électrique.
L’HV issue de l’électrolyse s’invite alors comme le candidat idéal pour combler ce gap. En plus, l’HV, en tant que vecteur énergétique, permettra aux ER d’accéder à des secteurs fortement pollueurs, qui étaient jusqu’ici non concernés par celles-ci (transport lourd terrestre, aérien et maritime ; industries lourdes et énergivores – ciment, acier, chimie, etc.) sans quoi la neutralité carbone sera un objectif hors de portée.
Potentiel du marché émergent de l’hydrogène vert
Pour qu’il devienne compétitif, le prix de l’HV doit être réduit de 4 à 6 aujourd’hui à un niveau au-dessous de 2 US$/kg, cela passera nécessairement par la réduction des prix des équipements utilisés et l’amélioration de leurs efficacités, en particulier celles des électrolyseurs, par la standardisation des installations de production, par l’économie d’échelle, par le développement des infrastructures adéquates et des moyens de transport performants et bon marché, par l’adéquation de la production à la demande, par la création d’un cadre incitatif, etc. Si la montée en puissance du marché de l’HV réussit jusqu’en 2030 comme prévu, le marché mondial aura alors un potentiel de 11 milliard US$ avec une tendance croissante et exponentielle.
Parmi les trois pôles économiques majeurs de notre monde, l’Europe aura le marché d’HV le plus important et le plus lucratif en comparaison avec l’Amérique du Nord et l’Asie-Pacifique avec la Chine en tête.
Etant donné que l’Europe ne peut pas être autosuffisante et eu égard de la proximité de la Tunisie à l’Europe ainsi que la présence d’un gazoduc qui relie l’Algérie à l’Italie via la Tunisie, le pays pourrait devenir un producteur principal d’HV et dérivés et un fournisseur principal pour le marché européen.
Que se passe-t-il dans le monde ?
Pour entériner son ambition de devenir le premier continent à atteindre la neutralité carbone à l’horizon de 2050 et à honorer ainsi ses engagements relatifs à l’Accord de Paris, l’Europe a annoncé, fin 2019, son programme baptisé « the green deal » qui mobilisera 1 Trillion d’€ pendant la prochaine décennie pour financer sa transition vers une économie décarbonisée, et ce essentiellement par le recours massif aux ER et à l’HV comme vecteur énergétique.
L’Allemagne a assumé depuis toujours une position de leadership dans tout ce qui a attrait à la protection de l’environnement et annonçait de ce fait, en juin 2020, sa stratégie nationale pour l’hydrogène vert en réservant quelque 9 milliards d’€ sur quatre années pour promouvoir ce secteur, dont 2 milliards destinés pour les partenariats internationaux, étant donné que les besoins de l’économie allemande en hydrogène vert ne pourront pas être satisfaits par la production locale et qu’elle doit faire recours à l’importation massive à partir de pays à haut potentiel en ER.
En septembre 2020 et lors de son discours devant la 75ème session de l’Assemblée générale des Nations unies, le président chinois, Xi-Jinping, annonçait que son pays, considéré comme le premier pollueur à l’échelle mondiale, aurait l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon de 2060, ce qui boostera énormément la demande pour l’HV.
Même les pays du Golfe, pourtant grands producteurs de l’or noir, s’affairent pour ne pas manquer le train de la grande métamorphose énergétique qui est en train de s’opérer. Les EAU (Emirats arabes unis) viennent de conclure avec SIEMENS, le géant allemand de l’énergie, un contrat pour la construction de la première usine de production de l’HV à Dubaï.
L’Arabie saoudite a, pour sa part, conclu un accord avec le géant américain Air products & Chemicals pour construire une usine de 5 milliards $ dans la nouvelle ville de Neom.
Aujourd’hui, l’HV est donc plébiscité non seulement par les défenseurs de l’environnement mais aussi par les pays exportateurs de pétrole et les « majors » du secteur pétrolier.
Que se passe-t-il en Tunisie ?
La Tunisie a conclu, le 15 décembre 2020, un accord avec l’Allemagne entérinant ce qu’on a convenu d’appeler l’“Alliance tuniso-allemande pour l’hydrogène vert“. En vertu de cet accord, l’Allemagne accorde à la Tunisie un don de 31 millions d’€ destinés à la mise en place d’une unité pilote de production d’hydrogène, aux études, au renforcement des capacités, à la mise en place du cadre institutionnel et réglementaire, etc.
Depuis, une étude a été menée par le Wuppertal Institute pour le compte du gouvernement allemand et a conclu que la Tunisie dispose d’un potentiel important pour le développement du secteur de l’HV. Trois rounds de dialogue politique de haut niveau ont été organisés pour permettre l’échange entre les diverses parties prenantes dans les deux pays.
Les Italiens, ayant une longue tradition dans le secteur pétrolier en Tunisie, n’ont pas tardé eux aussi à se manifester et ont dépêché deux délégations de haut niveau en mai et juin 2021, représentant les géants du secteur énergétique, SNAM et ENI, qui, lors d’audiences à La Kasbah, ont exprimé au chef du gouvernement, Hichem Mechichi, leurs volontés d’investir grand dans le secteur de l’HV en Tunisie.
Conscient de l’ampleur et de la profondeur de la transition énergétique et environnementale vers une économie bas carbone sur la base de l’HV et des opportunités qui s’ouvrent à notre pays en général et à l’ingénieur tunisien en particulier, le Conseil des Sciences de l’Ingénieur, qui est le think tank de l’Ordre des ingénieurs tunisiens, a multiplié les initiatives dans le cadre d’un partenariat avec son pendant allemand, l’Association des ingénieurs allemands (VDI) pour favoriser la réussite de ce processus de bon augure pour notre pays.
Comment s’y prendre pour réussir le pari ?
Dans un échange avec un expert allemand, qui menait une étude pour essayer d’élucider les obstacles qui entravent l’essor des ER en Tunisie et qui ont causé jusqu’ici un retard préjudiciable au processus de notre transition énergétique, estimé à une quinzaine d’années, il me demandait de lui expliquer pourquoi ils auraient souvent l’impression que les Tunisiens prenaient des décisions qui vont à l’encontre de leurs intérêts manifestes.
Franchement, j’avais tout le mal à formuler une réponse convaincante mais qui ne ternit pas l’image de la patrie.
D’abord, je pense qu’il faut élever le sujet à un niveau de haute priorité stratégique pour notre pays et le faire sortir du statut de “chasse gardée“ de l’administration, dont on connaît tous les limites. Le secteur privé, la société civile, les universitaires, les organisations professionnelles, les think tanks, etc., doivent prendre plus de poids dans le choix des orientations, dans la prise des décisions et surtout dans le suivi de la réalisation des programmes.
Ensuite, il est crucial de réussir le projet-pilote pour la production de l’HV en Tunisie, car ceci sera un gage de confiance pour notre pays auprès des investisseurs internationaux. Avec l’expérience cumulée, le savoir-faire spécifique maîtrisé et les compétences nationales développées, on pourra s’attaquer sereinement à l’expansion du projet de l’HV à une grande échelle industrielle.
Par ailleurs et après le grand gâchis causé par les longues années de tractations pour enfin abolir le monopole de la production de l’électricité, il faut rapidement se résoudre à trouver des solutions radicales aux problèmes liés au transport de l’ER sur le réseau de la STEG. En effet, la production de l’ER dans les zones désertiques et la production distante de l’HV au bord de la mer rendront un transport fiable et bon marché de l’électricité verte sur le réseau national, une condition sine qua non pour la réussite de ce projet.
I have a dream
En juillet 1952 et pour tourner définitivement la page des hostilités et atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, entrait alors en vigueur le Traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qui fut le fondement et le précurseur de l’Union européenne, aujourd’hui l’une des plus grandes constellations économiques et politiques à l’échelle mondiale.
Dans la même logique, la Communauté maghrébine de l’hydrogène vert pourrait offrir une opportunité historique pour raviver le projet de l’Union du Maghreb arabe sur des bases solides d’intérêts économiques communs pour le bien des peuples de la région.
À l’instar de l’Organisation des pays exportateur de pétrole (OPEP), la Tunisie pourrait alors, dans un futur proche, devenir, à côté de ses voisins, un membre fondateur et influent de l’Organisation des pays exportateurs d’hydrogène (OPEH).
S’agissant d’un développement majeur et global dans le secteur de l’énergie, des projets pharaoniques verront le jour dans notre région pour satisfaire les besoins du marché mondial en carburant vert, s’offriront alors pour nos ingénieurs, managers, scientifiques, techniciens et main-d’œuvre qualifiée des opportunités insoupçonnées dans la recherche appliquée, le transfert de la technologie, l’ingénierie, la construction des sites de production, etc., qu’il faudrait apprendre à saisir. La Tunisie serait alors au rendez-vous avec sa révolution technologique et industrielle, et ce développement l’aura alors métamorphosée vers une vraie modernité et une prospérité généralisée.
En conclusion, l’hydrogène vert permettra à la Tunisie de protéger son environnement, d’assurer sa sécurité énergétique par ses propres moyens, d’alléger la facture d’importation des produits pétroliers – qui pèse lourd sur le budget de l’Etat -, de se prémunir de l’insécurité budgétaire due aux prix volatils du pétrole sur le marché international, de moderniser son industrie, de changer son modèle de développement, d’assurer des revenus en devises par l’export de l’HV vers l’Europe, de développer des compétences et du savoir-faire dans un domaine en plein essor, ce qui ouvrira des opportunités de travail décent et bien payé pour nos diplômés du supérieur et notre main-d’œuvre qualifiée. Bref, de se lancer dans un développement durable, intégral et équitable, une sorte de transition économique qui constituera la bouée de sauvetage pour notre transition démocratique.
L’hydrogène vert est une vraie manne providentielle pour notre Tunisie, pourvu qu’on ne réussisse pas encore une fois à gâcher les opportunités qui s’offrent.
Par Ing. Chokri Aslouj
Président du Conseil des Sciences de l’Ingénieur
Le Think-Tank de l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens
Ancien Président de l’Association des Tunisiens Diplômés des Universités Allemandes