Au-delà des aléas sécuritaires, la Libye est importante pour la Tunisie en tant que continuité de son espace économique ; et il faut espérer que la visite actuelle du Premier ministre libyen, Abdel Hamid Dbeibah, dégèle la glace qui a régi les relations entre les deux pays, ces derniers temps.
Amel Belhadj Ali
La Libye, rappelons-le, est le premier partenaire commercial arabe de la Tunisie. A la fin des années 80, alors que la Tunisie traversait une crise économique grave, l’ouverture du marché libyen avait permis à l’économie nationale de se remettre sur pieds.
Aujourd’hui, dans un pays où les campagnes de diabolisation des investisseurs et de la communauté d’affaires vont crescendo et où les banques, à tort ou à raison, sont considérées comme des vampires, la Tunisie doit retrouver ses marchés pour initier la relance économique tant attendue.
Le retour à la normale des activités d’extraction, de traitement et d’exportation de phosphate, pendant longtemps une manne financière extraordinaire – la Tunisie était rangée au cinquième rang des producteurs mondiaux jusqu’en 2010 (4 % du PIB du pays, 10 % des exportations) – ne sera pas suffisant pour sauver l’économie nationale. D’où l’importance de l’ouverture du marché libyen.
Dbeibah à Tunis, viendra ? Viendra pas ?
On s’attend à ce qu’Abdel Hamid Dbeibah, Premier ministre de Libye, soit reçu mercredi 1er septembre par le chef de l’Etat tunisien, sans aucune confirmation ou annonce de part et d’autre. Du résultat de cette rencontre pourrait dépendre la réouverture des frontières entre les deux pays et la reprise du mouvement des personnes et des marchandises.
Pour rappel, le Premier ministre libyen, a commis bourde sur bourde. Dans un premier temps, il a décidé de manière unilatérale de fermer les frontières libyennes parce que la Tunisie était un pays à haut risque à cause de la pandémie Covid+, ensuite, il a proféré des propos qui avaient suscité le courroux des Tunisiens. « Des pays voisins nous ont envoyé des terroristes et nous accusent, aujourd’hui, de terrorisme », a-t-il déclaré. Et même si ses propos n’ont rien de diplomatique, les Tunisiens – les médias en premier – devraient calmer leurs ardeurs patriotiques. Dbeibah a exprimé l’état d’esprit d’une partie de la population libyenne. « A sa décharge, justifie un observateur avisé, le nombre important de terroristes tunisiens dans les prisons libyennes. A Syrte, le plus grand contingent était composé de terroristes tunisiens qui avaient occupé la ville pendant plus d’une année, et même si ce n’est pas l’Etat tunisien qui en est le responsable, les faits sont là. Donc oui Dabaiba a eu tort de s’exprimer ainsi, mais il ne faut pas nier certains faits vérifiables sur terrain ». Dabaiba devrait aussi être moins arrogant lorsqu’il sait que pour une grande partie de ses compatriotes la Tunisie est la seule alternative s’agissant de soins ou de distractions.
La ministre libyenne des Affaires étrangères, Najla Al-Mangoush, en visite en Tunisie le 26 août 2021, a essayé d’atténuer la tension. Elle s’était entretenue avec son homologue tunisien, Othman Jerandi, affirmant l’importance qu’elle accorde à la sécurité de la Tunisie.
La sécurité serait-elle la raison essentielle de la fermeture des frontières entre les deux pays ?
La fermeture des frontières pour des raisons sécuritaires, non convaincantes
Raisons sécuritaires illogiques, estime Ghazi Moalla, expert en affaires libyennes. « Je ne pense pas que dans les 450 ambulances transportant des malades qui attendaient l’ouverture des frontières libyennes pour pouvoir accéder au sol tunisien et recevoir des soins, il y avait des terroristes. Le plus triste est que du côté tunisien on a bloqué 400 camions transportant des marchandises ».
Les Tunisiens, explique-t-il, surpris par le grand nombre d’ambulances, méconnaissent la mentalité des Libyens : « Vous savez en Libye, une simple bronchite justifie le transport vers un site hospitalier. Vous croyez que les milices libyennes lâcheraient la Libye, un territoire étendu, où l’Etat au pire est faible et au mieux inexistant pour s’aventurer en Tunisie après la défaite de Ben Guerdane ? Je ne le pense pas ».
Aussi bien en 2019 qu’en 2020, les échanges commerciaux entre les deux pays n’ont pas dépassé les 300 millions de dollars américains à cause des fermetures fréquentes des frontières et de la pandémie de Covid-19. Nous sommes loin des 1,25 milliard de dollars de 2009. « Si Abdel Hamid Dbeibah doit présenter ses excuses pour ses déclarations cinglantes, les autorités tunisiennes doivent prendre en considération l’importance du marché libyen et les relations économiques privilégiées que nos deux pays ont toujours entretenues et aller vers une ouverture prudente des frontières. Il ne faut pas oublier que la Libye représente un poumon économique pour la Tunisie. Je voudrais rappeler qu’en 2019, notre voisin du sud a déposé le montant de 500 millions de $ de dollars, à la BCT-Dépôt reconduit début 2021 sur 18 mois après négociations du gouverneur de la BCT avec les autorités libyennes-BCE était encore président et il avait reçu avec tous les honneurs dus à un Premier ministre Fayez Sarraj, menacé par les opérations militaires conduites par le Marechal Haftar sur Tripoli. En contrepartie de l’appui politique, il y a eu un appui financier. C’était le prix à payer ».
Aujourd’hui, la Tunisie a encore plus besoin de l’ouverture des frontières et de la reprise des échanges commerciaux avec la Libye pour offrir un bol d’air à l’économie nationale.
La Libye pourrait redevenir, grâce à la convention portant création d’une zone de libre-échange, signée le 14/06/2001 et entrée en vigueur le 19/02/2002, le marché privilégié qu’elle a toujours été pour la Tunisie. La convention, pour précision, prévoit l’exonération totale de droits de douanes et de taxes à effets équivalents de tous les produits échangés entre les deux pays.
La Tunisie a, d’après la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale, perdu 24% de sa croissance économique entre 2011 et 2015 à cause de la crise libyenne. Des pertes qu’elle n’arrive pas à récupérer à ce jour. Pire, elle n’a même pas, comme le mentionne Ezzeddine Saïdane, « défini une stratégie Libye ».
Ceci alors que la Banque centrale de Libye a donné, au mois d’août, ses instructions aux banques libyennes pour rouvrir des lettres de crédit pour les exportations tunisiennes arrivant par voie terrestre via le poste frontière de Ras Jedir. Une décision validée par Ali al-Essawi, ministre de l’Economie et du Commerce du gouvernement libyen d’union nationale.
L’impératif économique sera-t-il prioritaire par rapport à ceux sécuritaires et politiques ?
Seul Kaïs Saïed pourrait répondre à cette question.