Le 25 juillet a représenté pour le peuple tunisien une délivrance ; la délivrance d’une classe politique dévoyée, soucieuse uniquement de ses intérêts et complètement déconnectée de la réalité socioéconomique du pays.
Aussi depuis ce 25 juillet, la Tunisie est sans gouvernement, ce qui ne plaide pas en faveur d’une sortie rapide de crise. Car pour continuer à assurer le fonctionnement de l’Etat, approvisionner le pays en produits de base, en biens de consommation, en médicaments et en hydrocarbures, il faut des financements et un accord avec les partenaires et les bailleurs de fonds multilatéraux. Un accord vital pour la Tunisie. Comment y parvenir en l’absence d’un gouvernement et de vis-à-vis valables ayant la compétence et la latitude de négocier avec eux ?
Le point avec Radhi Meddeb, président du Conseil du Centre financier aux entrepreneurs.
WMC : Y a-t-il eu, d’après vous, des changements majeurs en Tunisie après le 25 juillet ?
Radhi Meddeb : La Tunisie fait face à une crise économique et financière majeure. Une crise doublée de deux autres crises : sanitaire et politique de 2020/2021.
Les décisions prises par le président de la République le 25 juillet 2021 ont été un soulagement pour la population qui espérait une sortie de la crise politique institutionnelle et un début de solution vers une situation socioéconomique plus sereine. Dans la réalité toutefois, les problèmes financiers restent là. Ils n’ont pas été traités depuis longtemps. Ceux sanitaires ont commencé à être traités, l’approche dans la lutte contre la pandémie est plus rationnelle et plus efficace et le rythme de la vaccination s’est beaucoup accéléré. La population perçoit cette tournure comme un effet extrêmement positif de ce qui s’est passé le 25 juillet.
Est-ce à dire que la Tunisie est sur le chemin de la guérison et pas seulement de la pandémie ?
Non, comme je viens de le mentionner, les problèmes économiques et financiers sont plus que jamais là. La seule différence est que plus personne ou presque n’en parle. La Tunisie doit faire face, dans les semaines qui viennent, à des échéanciers de remboursement de sa dette extérieure et intérieure. Elle doit répondre aux besoins considérables de financement du budget public et continuer à couvrir ses importations en médicaments, en hydrocarbures et en produits divers alors que la machine économique n’a pas redémarré.
Aujourd’hui en Tunisie, plus qu’à n’importe quel autre moment, l’impératif est économique et social. La machine économique doit redémarrer rapidement et cela ne peut se faire que par la restauration de la confiance. Il est donc important de lancer des signaux forts à tous les opérateurs économiques en Tunisie et à l’extérieur, pour leur redonner confiance, les mobiliser, les amener à prendre le risque de l’investissement, de la création de la valeur et de l’emploi.
Dans le contexte actuel, il est vital pour la Tunisie de mobiliser tous ses entrepreneurs tunisiens et étrangers, mobiliser en fait tous ses investisseurs actuels et potentiels. Elle a besoin d’aller au-delà, elle a besoin de lever tous les obstacles, toutes les tracasseries devant ces entrepreneurs et ces investisseurs pour élargir le plus possible leurs capacités d’intervention. Elle a besoin d’ouvrir la voie à tous ces jeunes exclus de la sphère économique en mettant en place une véritable économie sociale et solidaire et en activant le cadre juridique de cette économie sociale et solidaire (ESS).
La loi a été votée en 2020, mais elle est restée, malheureusement, lettre morte. La Tunisie a besoin de libérer le potentiel de la microfinance : il y a des besoins considérables que l’économie traditionnelle ne peut pas satisfaire par la finance conventionnelle. Cela pourrait contribuer à formaliser une partie du secteur informel et, surtout, à donner de l’espoir aux jeunes.
Vous croyez qu’en généralisant les interdictions de voyage et l’humiliation publique de certains acteurs économiques aux frontières, la confiance sera restaurée ?
Il faut relancer l’appareil de l’Etat et faire en sorte que cet appareil assume ses fonctions, chacun à son niveau. Dans une économie de marché certes imparfaite, il y a nécessairement des dépassements et des déviants. La réponse aux transgressions doit se faire par des mécanismes de régulation de l’économie de marché. Il y a des institutions qui doivent traiter les déviations de l’économie de marché.
La corruption, la spéculation, la contrebande et l’informel sont des phénomènes qui se sont beaucoup développés pendant les dix dernières années et il est important de lutter contre, mais en aucun cas ne peut être l’affaire d’un seul homme, il revient aux institutions d’y faire face. L’appareil de l’Etat doit re-fonctionner correctement. Nous devons le redynamiser, le responsabiliser et l’impulser.
50 jours après le 25 juillet, l’Etat peut-il continuer à fonctionner sans gouvernement et avec des institutions en stand-by ?
Ce qu’a fait le président de la République le 25 juillet était inimaginable. Tous ceux qui s’intéressent à la chose publique dans le pays savaient que le pays était dans un blocage profond et que la Constitution n’offrait pas de possibilités constitutionnelles de sortie de cette crise institutionnelle.
La grande mascarade de l’ARP et le blocage de l’Etat ne pouvaient plus durer. La classe politique était complètement déconnectée de la réalité.
Le président de la République a fait une lecture extensive et hardie de la Constitution de 2014. Il a pris des décisions que la Tunisie et le monde ont saluées comme étant salutaires. La grande mascarade de l’ARP et le blocage de l’Etat ne pouvaient plus durer. La classe politique était complètement démonétisée, déconnectée de la réalité, des problèmes du pays et du peuple. Elle vivait dans sa tour d’ivoire et s’amusait à tourner en rond. C’était pire que Rome décadente. Il fallait intervenir.
L’histoire ne s’arrête pas là. Le président avait besoin de sécuriser le processus de la transition politique parce qu’il fait face à un appareil, à de multiples intervenants qui n’allaient pas se laisser faire, qui allaient réagir pour trouver des alliances intérieures et extérieures. Cela n’a pas manqué. Rappelez-vous des fameux articles de presse signés sur le New York Times, The Guardien, ou sur d’autres journaux encore.
Nous avons tous en mémoire les prises de position récentes de quelques pays étrangers, qui ont voulu s’immiscer dans les affaires intérieures de la Tunisie. Il fallait un temps pour sécuriser, et ce temps, je pense, est largement dépassé aujourd’hui. Les institutions de l’Etat doivent récupérer les modalités de leur fonctionnement.
La présidence du gouvernement est fermée depuis cinquante jours, son redémarrage est urgent. Les citoyens en ont besoin, la vie économique en a besoin, nos partenaires internationaux en ont besoins. Il est vital pour notre pays, sauf miracle inattendu, de renouer le dialogue avec les grandes institutions multilatérales financières – le FMI, la Banque mondiale entre autres. Nous n’aurons pas la capacité de le faire tant qu’il n’y aura pas un gouvernement crédible en place.
Le président a toute latitude de nommer le gouvernement qu’il veut, les hommes qu’il veut dans ce gouvernement, mais il est important que le pays redémarre, trouve les modalités d’un fonctionnement quelque peu normal et renouer le dialogue avec ses partenaires et ses différentes parties prenantes.
L’année 2021, difficile à boucler, la loi des finances 2022 pas encore finalisée. Quelles pistes de sortie ?
Nous avons terminé l’exercice budgétaire 2021 avec un déficit énorme qui n’est pas couvert par la loi de finances initiale. La question est comment combler ce déficit ? La loi de finances est une autorisation du peuple, à travers ses représentants, donnée au gouvernement pour lever des impôts, s’endetter et engager des dépenses de fonctionnement et d’investissement.
Sans cette autorisation, quelle est la légitimité de l’action gouvernementale ? Comment allons-nous préparer le budget 2022 ? Qui préparera la loi de finances ? Qui en fixera le cadre global, les orientations et en assurera les arbitrages ? Qui en débattra et qui l’approuvera ?
Ce qui a été fait est extraordinaire mais il est urgent de le consolider par un retour normal du fonctionnement des institutions et d’abord du gouvernement.
Comment convaincre aujourd’hui les bailleurs de fonds de continuer à soutenir la Tunisie ?
La communauté internationale et les bailleurs de fonds multilatéraux seraient heureux de voir les choses se clarifier en Tunisie. Dans pareil cas, ils seraient les premiers à débarquer en Tunisie pour engager un dialogue constructif avec le gouvernement et aller de l’avant. Il faut leur donner – et à la Tunisie – la chance de renouer le dialogue. Nous sommes persuadés que les bailleurs de fonds internationaux seront là pour accompagner la transition démocratique mais il est urgent de le faire.
Nos besoins de financement sont de plus en plus importants et nous devons faire face à des échéances importantes. Nos réserves en devises sont en train de baisser, quoique confortées par l’attribution exceptionnelle des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) au mois d’août. Réconforter nos partenaires internationaux mais aussi remettre le pays au travail par la restauration de la confiance est la seule manière de permettre à la Tunisie de continuer à honorer ses engagements et continuer à pouvoir s’approvisionner en carburants, en médicaments et en céréales.
Mais tant qu’il n’y a pas un gouvernement en place, il n’y aura pas d’accords, et cela risque de nous mener vers le scénario libanais.
Imaginez le Liban : un pays où tout semblait aller bien jusqu’à récemment et qui se retrouve en peu de temps avec des files d’attente interminable devant les stations d’essence, devant les banques, sa population privée d’électricité, privée d’eau, privée d’assainissement et de médicaments. Des pans entiers de la population sont tombés dans une extrême pauvreté du jour au lendemain.
Ce qui arrive aux autres pourrait bien se produire ici si nous n’anticipons pas, si nous ne renouons pas avec l’effort, le travail et l’engagement. Nous devons éviter de tomber dans ce scénario qui n’est pas impossible pour nous. Mais il est encore possible de l’éviter.
Et le rôle des partenaires sociaux ? Aujourd’hui, l’UTICA est léthargique et l’UGTT attend tout juste la nomination d’un gouvernement pour revenir à sa fièvre revendicatrice…
La Tunisie a plus que jamais besoin aujourd’hui de mobiliser toutes ses forces. Elle a besoin de toutes ses compétences, toutes ses capacités, publiques, privées, partenaires sociaux, syndicats, patronat. Nous tous avons un devoir historique et l’obligation de trouver les modalités nécessaires pour avancer ensemble.
La Tunisie a suffisamment souffert de l’irresponsabilité. Plus que jamais, elle a besoin de se remettre au travail.
La situation héritée aujourd’hui est compliquée, car la conséquence d’une gestion brouillonne des affaires de l’Etat sur dix ans. Les partenaires sociaux n’ont pas appris à travailler ensemble dans la confiance et la sérénité. C’est la raison pour laquelle, dans un contexte de grande vulnérabilité du pays, ils doivent tout faire pour que le vivre ensemble soit l’objectif de tous et que nous prenions tous ensemble soin de cette Tunisie gravement malade aujourd’hui.
Pour ce, il faudrait peut-être définir les responsabilités des uns et des autres. Malheureusement, personne ne joue et n’assume le rôle qui lui est dévolu comme il se doit. Mais jusqu’à quand ?
La situation actuelle résulte de l’irresponsabilité que les différents gouvernements, depuis 2011, ont manifestée par la gestion des affaires de l’Etat. Tout le monde voulait gagner du temps et personne ne s’est attaqué aux problèmes fondamentaux du pays. Les réformes les plus nécessaires ont été occultées et laissées de côté sur la base de « après moi le déluge ».
Un ancien chef du gouvernement à qui je disais “vous avez augmenté les salaires deux fois en l’espace de six mois’’, m’a répondu : « c’est un investissement dans la paix sociale que je fais ». Pour son grand malheur, trois semaines plus tard, les grèves étaient au rendez-vous. Le retour sur investissement qu’il escomptait a été raté.
On ne peut pas gérer un pays par la démagogie et le populisme. Je rappelle ce que disait Churchill à son peuple en 1945 : « Je n’ai rien à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ».
Essayons d’éviter à la Tunisie les larmes et le sang, et pour ce faire, redoublons de labeur et de sueur. La Tunisie a suffisamment souffert de l’irresponsabilité. Plus que jamais, elle a besoin de se remettre au travail.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali