Dans une interview accordée à l’agence TAP, Fatma Marrakchi Charfi, professeure universitaire, pense qu’à défaut d’un nouveau programme avec le FMI, il serait difficile pour l’Etat tunisien de boucler l’année 2021 et trouver les financements nécessaires pour la loi de finances 2022.
Comment voyez-vous le flou qui entoure toujours les projets de loi de finances complémentaire (2021) et de loi de finances (2022) ?
Fatma Marrakchi Charfi: La LF 2021, votée par l’ARP, a été présentée avec des dépenses sans ressources, ce qui représente une aberration en soi. L’ancien gouvernement a promis une loi de finances complémentaire (LFC), pour au moins rectifier les hypothèses de base et renseigner sur les sources de financement possibles, mais cette dernière n’a pas vu le jour, jusque-là.
En effet, depuis le vote de la LF 2021, le prix du baril (45 USD sur l’année) s’est envolé depuis le mois de juin, dépassant, actuellement, les 74 dollars US. Sachant qu’une augmentation de 1 USD par baril coûte à l’Etat environ 130 millions de dinars tunisien (MDT), il y aurait au moins 3 milliards de dinars à trouver et à ajouter aux dépenses, rien que sur le prix du pétrole.
Par ailleurs, le taux de croissance de 4% est jugé optimiste, vu le faible taux réalisé pendant le 1er semestre de l’année en cours. Ainsi, il serait plus réaliste de le réviser à la baisse.
La loi de finances 2022 non plus n’est pas encore élaborée. Certainement que les services du ministère des Finances sont en plein dans sa préparation. De fait, on ne sait pas grand-chose sur cette LF, mais elle sera certainement caractérisée par un ensemble de dépenses quasi-incompressibles (salaires, transferts et interventions de l’Etat, dépenses de gestion, paiement du service de la dette …) et des ressources qui seront très incertaines, sinon en grande partie inexistantes.
En effet, sans programme avec le FMI, ce dernier ainsi que les autres bailleurs de fonds ne vont pas prévoir d’appui budgétaire à la Tunisie et les ressources fiscales et non fiscales sont très insuffisantes pour couvrir les dépenses budgétaires.
Vu les difficultés financières actuelles, où est-ce que l’Etat pourrait trouver les financements pour boucler 2021 et couvrir 2022 ?
Pour l’exercice 2021, et sur la base de l’état d’avancement de l’exécution du budget de l’Etat disponible (fin juin 2021), l’Etat aurait besoin de 19,1 milliards de dinars, pour les 4 derniers mois de l’année et ne pourrait collecter qu’environ 9,6 milliards de dinars de recettes fiscales.
Les recettes non fiscales étant minimes, l’Etat tunisien serait à la recherche d’environ 9,5 milliards de dinars, toutes choses étant égale par ailleurs. Il est évident qu’une sortie sur les marchés financiers internationaux est très difficile sinon quasi impossible sans un programme avec le FMI.
Les possibilités envisageables sont :
– L’emprunt obligataire national ouvert en juin 2021, lequel a rapporté sur les deux tranches lancées, la somme de 1183 MDT.
– Les derniers Droits de tirage spéciaux (DTS) distribués fin d’août par le FMI aux pays membres. La Tunisie vient de recevoir sa quote-part de 522,7 millions de DTS, estimée à environ 740 MUSD, ce qui équivaut à un peu plus de 2 milliards de dinars. Ce montant qui viendra renflouer les avoirs en devises de la Tunisie, selon le décret présidentiel paru dans le Journal officiel de la république tunisienne (JORT) du 15 septembre, renforcerait notre capacité à affronter le remboursement des échéances futures, et surtout celles libellées en devises étrangères. Toutefois, même avec l’utilisation de tout ce montant, pour combler le besoin de financement, nous resterons en deçà du montant global nécessaire.
– Il reste l’option du financement par la Banque Centrale, laquelle ne peut pas financer directement l’Etat, d’après son statut. Même si la BCT voulait le faire exceptionnellement, elle doit passer par l’ARP, qui est gelée. Rappelons que le même problème s’est posé fin 2020, et il a fallu que l’ARP donne son autorisation, d’une manière ponctuelle, à la BCT pour financer directement le budget de l’Etat à raison de 2,8 milliards de dinars. Toutefois, d’une manière plus conventionnelle, le déficit est souvent financé par des bons de trésor assimilables (BTA) ou de court terme (BTCT), dont le financement peut assécher le marché de sa liquidité et risque de compromettre l’investissement privé, en le privant d’un financement éventuel. Mais en manque de liquidité, les banques se refinancent auprès de la BCT.
Si cette opération est ponctuelle, elle pourrait être salvatrice. Mais si elle devient permanente, cela reviendrait à monétiser la dette et créerait de l’inflation. Sachant que le volume de refinancement tourne actuellement, autour de 12 milliards de dinars, contre 10 milliards une année auparavant, ce qui témoigne du tarissement de la liquidité des banques.
– Enfin, un prêt bilatéral d’un pays ami. Mais cette solution reste très hypothétique.
Quel commentaire vous inspire le niveau d’endettement et comment analysez-vous la façon dont la Tunisie gère aujourd’hui ses échéances ?
Le niveau d’endettement est assez élevé. Les deux dernières grosses échéances de prêts extérieurs du mois de juillet et du mois d’aout (1 million de dollars) ont été payées grâce à des émissions de BTCT et BTA et d’un swap en devises. L’inappétence des banques vis-à-vis des BTA de long terme, a fait que l’Etat a emprunté des banques à court terme sur 3 mois, à un taux d’intérêt de 6,52% pour financer un crédit dont l’échéance était sur 7 ans, avec un taux d’intérêt de 2,5%.
En fait, le marché des BTA est de plus en plus saturé et ne peut absorber de nouvelles émissions de BTA à des prix raisonnables. Dans ce sens, le trésor a annoncé que les deux adjudications lancées successivement au début du mois de septembre ont été infructueuses car la rémunération demandée par le marché était très importante. Une troisième adjudication venait d’être lancée le 14 septembre, avec l’intention de lever 120 millions de dinars, mais le trésor s’est contenté de lever la moitié de la somme demandée (60 MDT) dont les échéances sont pour décembre 2028 et mars 2033, pour éviter d’exercer une pression à la hausse des taux.
Financer le long terme par des ressources de court terme, à rembourser dans les trois mois qui suivent l’emprunt, ne constitue pas un schéma de financement viable. D’où l’intérêt de retourner aux discussions d’une manière sérieuse, d’un programme avec le FMI, grâce auquel non seulement, l’Etat bénéficierait de fonds du FMI et des autres bailleurs de fonds, mais aussi, d’une plus grande clémence de la part des marchés internationaux.