Pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie contemporaine, une femme Premier ministre. Najla Bouden Romdhane, choisie par Kaïs Saïed pour former le prochain gouvernement, est détentrice d’un DEA (Diplôme d’études approfondies) et d’un doctorat à l’Ecole des Mines de Paris. La nouvelle cheffe du gouvernement travaille dans la haute administration publique depuis 2006. Elle assumera la lourde tâche de gérer un pays aux multiples crises : politique, économique et sociale.
Quels sont les premiers dossiers sur lesquels elle doit plancher ? Réponses avec Habib Karaouli, économiste et PDG de la banque d’affaires “Cap Bank”.
WMC : Quelles devraient être les priorités du nouveau Premier ministre, d’après vous ?
Habib Karaouli : L’urgence pour Mme Bouden Romdhane sera de boucler la loi complémentaire des finances. C’est urgent parce que cela induit des propositions pour la mobilisation de ressources additionnelles visant à réduire le déficit budgétaire.
Ensuite, il faudrait décider très vite avec tous les partenaires et toutes les parties prenantes de la préfiguration de la loi des finances 2022. Ce sont, de mon point de vue, les deux premières échéances ; le reste suivra.
Après, nous pourrons évaluer en fonction de la configuration du gouvernement, de ses objectifs et de ses stratégies. Je compare souvent la configuration d’un gouvernement à un plan de bataille parce qu’il reflète les intentions des Policy makers. C’est à partir de la configuration du gouvernement que nous connaîtrons les objectifs. Sommes-nous dans un programme où l’on dresse les véritables enjeux qui sont principalement économiques et sociaux avant d’être politiques ou non ?
si la gestion erratique a été incompétente ces dix dernières années, c’est parce que les gouvernants n’ont jamais apporté de réponses aux deux facteurs déclencheurs de la révolution
On a tellement dévoyé ces axes pourtant d’une importance capitale partout sur la planète Terre que tout le monde s’est focalisé sur des considérations juridiques constitutionnelles. L’enjeu principal est économique et social, et si justement la gestion erratique a été incompétente tout au long de ces dix dernières années, c’est parce que les gouvernants n’ont jamais apporté de réponses aux deux facteurs déclencheurs de la révolution : l’emploi – des diplômés de l’enseignement supérieur en prime -, les disparités régionales et la relance de l’investissement.
Comment assurer une relance économique et l’investissement avec un secteur privé qui vit dans la peur ?
Il faut réinstaller la confiance par des messages et par des actes. Je crois que c’est extrêmement important. Il faut éviter la confusion qui a été faite – qui est contreproductive, et que nous devons malheureusement payer – entre entrepreneurs et affairistes. Ce sont deux mondes radicalement différents. L’acte d’entreprendre en Tunisie est un acte courageux et non un acte suspect. C’est un acte fait par des hommes et des femmes qui pensent qu’ils peuvent se réaliser autrement en contribuant à l’effort national autrement que par la recherche d’un emploi salarié.
Il faut tout au contraire aider ces entrepreneurs, les encourager et mettre en exergue, comme vous le faites dans votre journal, les histoires de réussite qui vont donner l’exemple aux générations futures (La Tunisie Qui Gagne, ndlr).
De mon point de vue, ceci sera l’élément capital: comment rétablir la confiance des investisseurs à l’échelle domestique et des investisseurs étrangers qui doivent comprendre que quand ils vont venir en Tunisie, ils vont investir dans des conditions acceptables, que les investissements sont protégés et qu’ils ne seront pas contestés par la suite. Ce sont des éléments qui doivent prévaloir.
Le président de la République a assuré qu’il ne veut mettre personne en prison, mais que ceux qui ont eu des avantages illégaux investissent dans les régions.
D’abord, il n’appartient à personne, même pas au président de la République, de se substituer à la justice. Si quelqu’un a commis un crime, de mon point de vue, la seule institution apte et légitime à le condamner c’est la justice. Donc s’il y a des gens – et il en y a sûrement – qui ont mal agit, ce n’est pas une décision individuelle, c’est la justice qui doit trancher.
Si on prend les meilleurs et qu’on applique la loi d’une manière stricte, je pense qu’on peut déjà être dans une perspective vertueuse.
Vous savez, il y a une étude qui a été faite dans 160 pays en développement, seuls 11 parmi eux ont réussi. Quand on a voulu connaître les facteurs de réussite, on a relevé un invariant méthodologique chez les 11. Je cite la permanence des institutions, des institutions fortes, institutions indépendantes, qui font leur travail.
Il nous faut des institutions fortes, et la justice doit être forte pour jouer son rôle.
Il y a un deuxième élément aussi important. Nous avons la chance d’avoir en Tunisie un certain nombre d’instances qu’il faut activer car peut-être qu’en termes d’efficience elles ne sont pas en train de donner le maximum. Il y a un Conseil national de la concurrence qui doit être de plus en plus renforcé, il y a le CMF, le CGA, la BCT qui sont autant de garants et de garanties pour un fonctionnement optimal et un respect strict de la règle du jeu économique.
Ces institutions ont été marginalisées par les instances constitutionnelles qui ont œuvré plus à la destruction du tissu économique national qu’à sa sécurisation ?
Tout à fait, il faut, encore une fois, institutionnaliser un certain nombre de pratiques et d’exercices. On est en train de confondre gouvernement et Etat. Les gouvernements sont passagers, l’Etat et ses institutions demeurent. Il faut surtout éviter de marginaliser ces institutions ou de faire douter de leur honnêteté, ou de leur impartialité, voire se substituer à l’Etat et à ses institutions.
Si on rétablit la confiance, si on prend les meilleurs et qu’on applique la loi d’une manière stricte à ceux qui contreviennent à la règle du jeu avec des structures indépendantes et qui ne sont pas contestables, je pense qu’on peut être déjà dans une perspective vertueuse. Une perspective positive sur le plan domestique et, encore une fois, puisqu’on est dans une économie complètement mondialisée, dans la perspective du développement direct étranger, sans lequel nous n’arriverons jamais à atteindre des objectifs de création d’emplois qui soient suffisants à une demande additionnelle extrêmement importante.
Ne pensez-vous pas que le président de la République devrait appeler à un acte de solidarité nationale au lieu d’attaquer systématiquement les créateurs de richesses, soit appeler à la création d’un fonds, pour financer les petits projets des jeunes qui n’ont pas de ressources propres ?
L’idée de mobiliser de ressources est intéressante. Il faut trouver les moyens de les orienter vers des projets qui soient réellement rentables. Et il y a des lois pour cela, il suffit d’appliquer les textes qui existent. Nous parlons depuis des années de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il y a une loi qui a été promulguée en ce sens, mais nous attendons depuis une année et demie les textes d’application. Commençons rapidement par adopter les textes d’application de cette loi et vous verrez comment nous pourrons très vite introduire d’autres alternatives de financement.
Il y a une autre manière de produire et de créer de la richesse. Nous avons adopté la loi sur le crowdfunding qui est une excellente loi dans le sens où elle offre les possibilités de travailler ensemble, avec un principe participatif comme son nom l’indique. Depuis une année et demie nous attendons également ses textes d’application.
La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente
Vous voyez, il y a un certain nombre de lois qui existent déjà et qu’il faut activer. A charge pour l’écosystème de venir contribuer à ce genre d’initiatives. Jouons d’abord les atouts qui existent avant de penser à d’autres sources de financements qui font appel à d’autres mécanismes de solidarité, à d’autres mécanismes d’intervention. Nous l’avons vu avec le système bancaire, qui a mobilisé 160 millions de dinars, dont 50 millions ont été consacrés aux écoles, et 110 millions pour le secteur de la santé.
Une femme “Premier ministre“, ça vous parle ?
Premièrement, je lui souhaite plein succès dans sa mission qui est loin d’être facile. Sur un tout autre volet, je vous dirais que le genre m’importe peu dans la désignation d’un dirigeant. Je préfère plutôt parler de prérequis et de profil plutôt que de genre. La désignation de Mme Najla Bouden Romdhane peut être une bonne opportunité. Je suis toutefois tenté de vous répondre comme a répondu Françoise Giroud à propos de l’égalité hommes/femmes dans les centres de décisions. Elle a dit : « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente ».
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali