A un peu moins de 3 mois de 2022, la Tunisie peine à boucler l’année budgétaire 2021 et n’a pas encore finalisé le budget 2022. L’Europe, premier partenaire économique de la Tunisie, s’inquiète depuis 2011 ; les Etats-Unis désapprouvent, pour leur part, la démarche Kaïs Saïed « détenant entre ses mains tous les pouvoirs ».
Les deux partenaires les plus importants de la Tunisie posent leurs conditions pour continuer à l’appuyer et exigent en prime la préservation des acquis démocratiques.
Cependant, ce que ces deux partenaires ignorent – ou semblent ignorer -, c’est que Kaïs Saïed et ses décisions sont la conséquence d’un long processus d’affaiblissement de l’Etat via la démocratie représentative illustrée par une ARP où les desseins mafieux ont supplanté la noble tâche de légiférer pour le bien du pays et de contrôler tout dérapage gouvernemental. L’ARP était devenue l’arène où les lobbys négociaient la promulgation de lois sur mesure et où terroristes et contrebandiers sévissaient.
L’erreur de Kaïs Saïed a peut-être été de ne pas avoir procédé immédiatement à la dissolution de l’ARP et, comme l’a signifié Sami Ben Slama, activiste politique et juriste, à la désignation d’une structure législative provisoire qui puisse débattre des décisions présidentielles jusqu’à l’organisation de nouvelles élections et la refonte du code électoral.
Ce sont là des décisions politiques qui pèsent très lourd sur le volet économique. Car la Tunisie de Kaïs Saïed, grandement soucieuse de sa souveraineté, ne pourra résister à une plus grande dégringolade économique si elle est lâchée par ses partenaires, essentiellement européens.
Quelques chiffres pour montrer l’importance de l’Europe pour la Tunisie. Selon la Commission européenne, entre 2011 et 2016, le « soutien total à la Tunisie, y compris les interventions de la Banque européenne d’investissement (BEI), a atteint «environ 3,5 milliards d’euros ». Ce qui correspond à près de 12 milliards de dinars tunisiens.
Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne, lors d’une visite en Tunisie en 2018, avait précisé que 10 milliards d’euros en 2011 et 2018 entre crédits et assistance macro-financière (AMF) ont été accordés à la Tunisie. Soit 34 milliards de dinars en 8 ans.
Autres chiffres, autres pays : en 2012, la Libye avait fait un don à la Tunisie de 100 millions de dollars et lui avait accordé un prêt de 100 millions de dollars remboursable sur 15 ans avec un taux d’intérêt symbolique.
Entre 2011 et 2015, l’Algérie a accordé à la Tunisie 600 millions de dollars (entre prêts et dons) ; et en 2020, elle a effectué un dépôt de 160 millions de $ à la BCT que la Tunisie cherche aujourd’hui à transformer en un prêt.
A quoi ont servi ces sommes et d’autres que nous ne citons pas venant d’accords bilatéraux avec l’Allemagne, le Japon et d’autres pays ?
Pas aux investissements publics et encore moins à la maintenance des ouvrages public… Les grandes entreprises publiques et presque toutes les infrastructures souffrent de l’absence de travaux de maintenance et de rénovation, ce qui se répercute sur la qualité des services rendus.
Un audit doit être effectué au plus tôt pour voir où sont parties ces sommes colossales.
Dans l’attente, que faire pour sauver l’économie ? La Tunisie doit-elle systématiquement compter sur l’endettement pour équilibrer son budget et approvisionner le trésor public ?
L’ère de l’austérité et des grandes réformes est peut-être venue
En 2016, « à l’occasion d’un débat sur la Tunisie au Parlement européen, la haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Federica Mogherini, avait déclaré : « L’engagement de l’UE en Tunisie est de faire une différence en termes très concrets. C’est l’un de ces endroits où nous, et nous seuls, pouvons faire une si grande différence ».
Lire aussi: Federica Mogherini : L’UE veut être le premier partenaire de la transition économique de la Tunisie
Les années qui ont suivi ont prouvé que l’Europe n’a pas pu faire cette différence. La situation économique du pays s’est aggravée et la pandémie Covid-19 a fait empirer les choses. La Tunisie d’aujourd’hui dépend plus que jamais d’un appui international qui se fait attendre pour des raisons politiciennes, des postures dictées par des lobbies très forts, dont celui islamiste et peut-être une certaine naïveté dans l’analyse de la société tunisienne et une méconnaissance profonde de la culture ambiante dans le pays.
Pour les Tunisiens qui crient haut et fort à la “souveraineté nationale“, l’ère de l’austérité et des grandes réformes est peut-être venue.
Si on ne veut dépendre de personne, ce qui est pratiquement impossible, il faut compter sur soi-même, et pour cela accepter de sacrifier un peu de confort pour survivre au manque de ressources financières.
Le gouvernement Bouden aura à prendre des décisions courageuses, quitte à se mettre sur le dos les syndicats – responsables en partie de la situation actuelle. La restructuration des entreprises publiques qui vampirisent le budget de l’Etat doit être engagée. Les PPP, qu’une loi autorise, pourraient être une bouée de sauvetage pour nombre d’entreprises publiques à partir du moment où il n’y a pas de risque systémique ou de menace sur la sécurité nationale.
Si nous voulons que la STIR, la STEG, l’Office des céréales, la SONEDE et la Pharmacie centrale, entre autres, soient protégées, nous sommes bien obligés de les restructurer et d’assurer une meilleure gouvernance des ressources de l’Etat qui leur sont régulièrement injectées.
La STIR, qui a pu en 2012 bénéficier de 1,2 million de barils de pétroles achetés à crédit en Libye, ne peut plus se permettre ce luxe en 2021 avec un prix du baril qui avoisine les 80 $. Aujourd’hui quoiqu’on en dise, on ne peut échapper à la révision à la hausse des prix de vente du carburant à la pompe.
Aujourd’hui, les syndicats de la STEG doivent arrêter leur diktat et leur mainmise sur une entreprise publique vitale pour la population. Il n’est plus admissible qu’ils bloquent le raccordement d’une centrale photovoltaïque qui peut permettre à l’Etat une économie d’énergies fossiles parce qu’ils rejettent un partenariat public/privé. Sachant que l’ETAP et l’ENI sont partenaires dans la centrale photovoltaïque de Tataouine ! Nous sommes dans le scénario Etat contre Etat !
Aujourd’hui, aussi, et plus que jamais, la compensation doit profiter aux classes populaires les plus défavorisées, comme le recommandent du reste la Banque mondiale et le FMI. Pourquoi un hôtel de luxe profiterait-il du sucre, des produits céréaliers ou de l’huile compensés ? Une huile que des trafiquants achètent en grandes quantité et mélangent avec le gasoil classique pour les moteurs diesel.
A quelque chose malheur est bon, la pandémie Covid-19 a permis l’établissement d’une cartographie plus précise de la pauvreté en Tunisie et d’une banque de données digitalisées de la population vivant en situation précaire. Pourquoi ne pas alors en user pour réorienter la compensation vers ceux qui en ont réellement besoin ?
N’est-il pas temps aussi de rationaliser l’importation des produits superflus qui pèsent sur les réserves en devises du pays et peuvent, à termes, réduire sa capacité à importer l’essentiel dont le carburant, les médicaments et les céréales ?
Quand on veut tout avoir sans rien sacrifier, on risque de tout perdre et de ne rien entreprendre. Il ne s’agit pas de faire la leçon à quiconque mais d’appeler ceux soucieux de souveraineté et de démocratie à consentir leur part de sacrifice pour réaliser leurs vœux.
Les dirigeants de la zone Euro, une des premières économies du monde, s’étaient accordés en mars 2021 sur un pacte pour une austérité budgétaire et salariale décuplée dans l’espoir de sauver la monnaie unique afin de pérenniser le Fonds européen de stabilisation financière (FESF).
Est-il normal que, dans une Tunisie surendettée et traversant une grave crise socioéconomique, l’on puisse refuser tout sacrifice et maintenir des postures revendicatrices à outrance, ou encore rejeter tout plan de restructuration d’entreprises qui pompent dans le budget de l’Etat des montants qui devraient être orientés vers les infrastructures sanitaires, celles de l’éducation ou permettre d’importer les médicaments ?
Avant de s’orienter vers autrui, la Tunisie doit compter sur sa capacité à réaliser les réformes dont on parle depuis des années sans jamais avoir eu le courage de les mettre en œuvre. Elle doit prouver sa bonne foi et sa détermination à honorer ses engagements.
Il est évident qu’ouvrir un dialogue responsable et honnête avec les partenaires sociaux est incontournable. Mais le pays ne peut continuer à naviguer à l’aveugle tout en espérant des bouées de sauvetage venant d’autres rivages. La Tunisie ne pourrait indéfiniment continuer à contracter des prêts pour approvisionner le budget de l’Etat et rembourser d’autres prêts. Elle doit faire de la croissance et rétablir la valeur travail, principale moteur de croissance. Main qui donne, main qui dirige. La libération politique doit passer par une capacité de résilience économique. Ceci dans un monde où le mot “souveraineté“ est devenu un terme pompeux, car à l’ère de la mondialisation, les pays sont interdépendants, rien que pour satisfaire leurs besoins ou écouler leurs productions.
Amel Belhadj Ali