Tunisie  : UGTT et UTICA coupables de la crise socioéconomique ?

Pendant plus d’une décennie, le secteur privé en Tunisie a été pris en tenaille, écrasé par les procès de l’inquisition postrévolutionnaire, ou plus exactement post-soulèvement, par des gouvernements faibles incapables de le protéger, mais aussi par des syndicats auxquels on ne refusait rien car leur capacité de mobilisation et de « nuisance » était – est – très importante.

Pendant plus de 10 ans, une partie du secteur privé s’est mis au service d’une classe politique délétère, par opportunisme, par peur des représailles d’une justice partisane, par lâcheté, ou encore parce que la posture proche de l’ancien pouvoir (avant 2010) la rendait vulnérable et la mettait dans une situation de chantage et de racket permanent. Les affairistes, naviguant traditionnellement dans des eaux troubles, ont continué à traiter avec des partis politiques boueux pour protéger leurs intérêts.

Pendant plus de 10 ans, à chaque fois que les échéances électorales approchaient, tout le secteur privé était soumis au racket des « actuels » futurs gouvernants. On parle de centaines de millions de dinars que des hommes d’affaires, des plus honnêtes aux plus dépravés, offraient aux candidats pour s’assurer une protection qui n’était même pas garantie.

Parmi ceux victimes de la grogne populaire et de la voracité politique, il y en a en 2011 qui ont été sollicités par des avocats proches des islamistes pour clore leurs dossiers en échange d’importantes sommes d’argent. Juges et magistrats étaient eux aussi soumis au nouvel ordre établi.

Et en l’absence de l’Etat, ou face à un Etat permissif, les grandes organisations patronales observaient une posture attentiste car, comme l’a si bien « deviné » Hamadi Jebali, premier CDG post-14 janvier 20211 : « Le ras elmel est jaben » (le capital est lâche).

Ces organisations disposant de grands pouvoirs financiers auraient pu renverser la vapeur, en faisant prévaloir leur statut de lobby, en informant, en sensibilisant et en éclairant l’opinion publique. Les opérateurs privés corrompus, devant être jugés comme tout le monde.

Malheureusement, elles ont été plus frileuses que leurs adhérents, hormis quelques sorties du président de la CONECT dénonçant les abus des syndicats ou la mauvaise gestion de la chose économique par les dirigeants.

Le discours tenu par la centrale patronale regroupant le plus grand nombre d’entrepreneurs dans le pays se limitait à cette phrase : « Il faut arrêter de diaboliser les créateurs de richesses ». Pire, de grands groupes réputés sur la place de Tunis finançaient via leurs annonces des programmes télévisés où l’entrepreneuriat était traîné dans la boue et les entrepreneurs presque tous traités de voleurs.

Dans le monde développé et les grandes démocraties, les entreprises représentent le pouvoir économique par excellence. « Avec le développement de l’ingénierie financière, l’internationalisation des activités et la concentration des capitaux, ils forment des ensembles dont la taille en termes d’emplois et le poids en termes économiques peuvent atteindre des valeurs considérables. Les plus grands d’entre eux affichent un chiffre d’affaires qui dépasse le PIB de nombreux pays. Leur puissance économique et financière leur confère, de par leur nature, un certain pouvoir dans les choix de politiques économiques, dans la redistribution du pouvoir, dans la sphère politique, dans la captation de l’Etat, dans l’arène législative.

En Tunisie, être entrepreneur est devenu presqu’une insulte, et le terme travailler a été dévoyé et remplacé par un autre terme : exploité. Dans la sphère politique tunisienne, les entrepreneurs sont diabolisés au plus haut de la pyramide de l’Etat, et l’UTICA ne publie même pas un communiqué pour dénoncer et protester contre une posture qui met tout le monde dans le même sac. Les entrepreneurs, incontournables créateurs de richesses, adulés ailleurs pour leur rôle vital, sont devenus honnis, bannis et exécrés en Tunisie. Le comble c’est qu’ils s’en résignent. Et, c’est cette lâcheté, incompréhensible, qui réconforte leurs détracteurs, qui coûterait très cher à la Tunisie.

Les syndicats font la loi 

Du coup, extrêmement politisés et opérant dans un cadre où des partis politiques qui discourent à gauche et vivent à droite comme le parti Al Chaab, Attayar ou encore le Parti des travailleurs, les syndicats font la loi. Ils décident des grèves et opposent leur véto à une nécessaire restructuration de certaines entreprises publiques, faisant fi de la préservation des intérêts de leurs propres adhérents et menacent de mettre le pays sens dessus dessous à chaque fois que leurs revendications ne sont pas satisfaites. Revendications que les partis politiques au pouvoir, populistes à souhait, approuvent car, pour eux, le meilleur moyen de se maintenir en place est de ne pas se mettre l’UGTT à dos.

A l’UGTT, tout n’est pas rose. La direction est devenue elle-même frileuse car les bases sont infiltrées par des militants islamistes dont la mission est de surenchérir sur leurs dirigeants afin de se montrer plus soucieux des intérêts des travailleurs. Le dessein est autrement plus vicieux : s’assurer les voix aux élections.

Résultat des courses : pour couper l’herbe sous les pieds de l’“armée islamiste“, les dirigeants mettaient la pression sur l’entreprise, et c’est ainsi que nous avons vu des milliers de firmes fermer leurs portes ou quitter le sol national choisissant des cieux plus cléments. Aux dernières nouvelles, plus de 130 000 PME auraient déclaré faillite, plongeant des centaines de milliers d’employés dans le chômage.

Aujourd’hui même et alors que le pays traverse la pire de ses crises politiques, on annonce une grève générale à Sfax, le 28 octobre.

Ils sont loin ces temps où Habib Achour exigeait que les syndicalistes ne mélangent pas appartenances politiques et travail syndical et où il se souciait autant des intérêts des travailleurs que de la pérennisation de l’entreprise.

Ils sont loin ces temps où UGTT et UTICA militaient chacune pour protéger ses adhérents mais négociaient et arrivaient toujours à trouver un terrain d’entente, quitte à recourir à l’arbitrage de l’Etat afin que la richesse continue d’être produite dans des proportions suffisantes pour la création de nouveaux emplois.

La stabilité sociale est indispensable pour sauver le pays, mais pour y parvenir, il faut une bonne dose de courage, loin des discours démagogiques et populistes.

L’UGTT, que beaucoup de Tunisiens voudraient forte, doit aussi faire le ménage chez elle. Et ce sont ses adhérents dans les structures et les bases qui doivent assurer ce ménage. On ne peut accepter que l’image d’une importante organisation soit ternie par des pratiques opportunistes et myopes, ou par un acharnement destructeur du tissu entrepreneurial et des postes d’emploi.

Une première…

Aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, l’UGTT est traînée dans un procès de succession relatif au congrès extraordinaire de Sousse visant à rallonger le mandat de Noureddine Taboubi et d’autres membres du bureau exécutif.

Aujourd’hui aussi, la responsabilité des syndicats est engagée dans l’une des plus grandes et dangereuses impostures de l’histoire de l’enseignement en Tunisie : celles des faux enseignants et des faux diplômes et qui n’auraient pu avoir lieu sans la complicité de certains syndicalistes.

On aura tout vu, mais là on dépasse tout entendement et c’est une invention tunisienne : la contrefaçon dans l’enseignement !

Aujourd’hui plus que jamais UTICA et UGTT doivent se remettre en question et avoir le courage et l’honnêteté de jouer un rôle effectif dans le sauvetage de la Tunisie parce qu’elles sont aussi responsables que les partis politiques de la situation socioéconomique catastrophique du pays, ayant pêché par arrogance ou par peur et par lâcheté.

Amel Belhadj Ali

https://www.cairn.info/revue-dossiers-du-crisp-2013-2-page-11.htm