Faiblesse de la gouvernance et incertitude accrue quant à la capacité du gouvernement à prendre les mesures nécessaires qui faciliteront son accès à des financements. Un gouvernement dont l’héritage est lourd et qui a l’obligation de trouver des ressources financières à même de répondre aux besoins de plus en plus élevés pour les prochaines années, de rééquilibrer les finances publiques et d’assurer la viabilité de la dette.
Tensions sociales en l’absence d’un accord de paix sociale avec l’UGTT, entraînant des dérives macroéconomiques de plus en plus préoccupantes, ce qui effraie les investisseurs locaux et étrangers. C’est plus qu’il n’en faut pour que l’Agence de notation Moody’s procède à la énième baisse de la note souveraine de la Tunisie, allant jusqu’à mettre en cause la capacité de la BCT à honorer le remboursement des dettes du pays bien que la Tunisie n’ait jamais souffert d’un défaut de la dette externe.
Jusqu’à quand la fragile économie tunisienne pourrait résister ?
Le point avec Moez Hadidane, universitaire et chercheur en économie et marchés financiers.
WMC : Tous les diagnostics ont été faits quant aux raisons qui ont mené à un déficit presque structurel du budget de l’Etat. La planche à billet ne pouvant satisfaire à tous les besoins du pays, nous sommes obligés de nous endetter. Serait-ce le destin de la Tunisie ?
Moez Hadidane : Nous n’avons aucun choix. Nous devons nous endetter. Nous devons le faire pour répondre aux impératifs du court terme dont les services de la dette et l’achat de biens de première nécessité comme les médicaments, les céréales et les hydrocarbures. Ces importations nécessitent des devises, et notre problème est justement les limites de nos provisions en devises.
Ensuite, sur le moyen et long termes, il faut engager des réformes, et je pense que la meilleure solution est de les engager avec le FMI. Ce n’est pas vrai que le Fonds monétaire international menace la souveraineté de la Tunisie. Si nous voulons sauver la mise dans notre pays, nous devons entreprendre ces mêmes réformes que le FMI demande, c’est ainsi que nous pourrons remettre les choses en place.
Dans l’autre cas, nous aurons toujours à recourir à des financements sur le court terme, et ça sera du revolving jusqu’à l’éclatement de la bulle économique tunisienne dont nous commençons à entrevoir les prémices. Les bailleurs de fonds, excédés par notre immobilisme, refuseront alors de nous accorder le moindre prêt. Nous sommes à la limite de cette situation aujourd’hui.
Quelles sont les réformes à entreprendre dans l’immédiat ?
Il faut commencer par réduire au maximum les dépenses superflues de l’Etat, comme celles du fonctionnement qui s’élèvent aujourd’hui à 2 milliards de dinars ; nous pourrions diviser ce chiffre par 2. Geler les salaires sur au moins 3 ans et ouvrir sérieusement le chantier des entreprises publiques qui puisent dans le budget de l’Etat pour équilibrer leurs comptes et couvrir leurs déficits. Ce ne sont pas des entreprises productives et performantes, elles reconduisent d’une année à l’autre leurs pertes.
Aujourd’hui, la somme des fonds propres des entreprises publiques est négative. Les entreprises publiques bénéficiaires ont réalisé plus de 400 millions de dinars, alors que le déficit de celles perdantes s’élève à 4 milliards de dinars. Le solde est largement négatif. Donc nous devons casser le tabou et ouvrir courageusement le dossier des entreprises publiques, bien évidemment en concertation avec les partenaires sociaux, l’UGTT entre autres.
Il y a 110 entreprises publiques dans notre pays, dont 80% sont déficitaires
Bien que beaucoup de nos compatriotes soient dans le déni et rejettent le scénario libanais, il faut savoir que nous en sommes à quelques mois si rien n’est entrepris. Aujourd’hui au Liban, vous pouvez avoir de l’argent et ne pas trouver des médicaments pour les maladies chroniques parce que l’équivalent de la Pharmacie centrale au Liban n’a pas pu s’approvisionner. Si cela arrive en Tunisie, les partenaires sociaux, l’UGTT en tête, rejetteront la faute sur qui ? Il revient au gouvernement de sévir, de réformer et vite.
Pourquoi d’après vous les partenaires sociaux refuseraient-ils des réformes qui tendent à limiter les dégâts sur le budget de l’Etat et pourraient sauver des emplois ?
Je pencherais vers une posture rationnelle et pragmatique venant de la part des partenaires sociaux s’agissant surtout de sauver des entreprises publiques d’envergure qu’on ne pourrait épargner sans des restructurations structurelles. Seuls les incompétents et les intéressés auront peur des réformes, car une bonne gouvernance mettra à nu leur inaptitude à gérer des sociétés aussi importantes.
Le PPP n’est pas appliqué alors que la loi a été adoptée et promulguée et pourrait aider à sauver des dizaines d’entreprises. Il y a 110 entreprises publiques dans notre pays, 80% sont déficitaires. Aujourd’hui, il y a seulement 3 solutions pour les entreprises publiques dont la situation est désespérée, soit la privatisation totale, soit le PPP, soit donner des concessions s’agissant de projets lourds comme le port de Radès.
Trois solutions pour les entreprises publiques dont la situation est désespérée : la privatisation totale, ou le PPP, ou la concession
Prenons l’exemple de la STAM (Société tunisienne d’acconnage et de manutention, ndlr) qui n’est pas performante et qui n’est pas considérée ou comptabilisée en tant qu’entreprise publique. Pourquoi? Parce qu’elle appartient à la CTN (Compagnie tunisienne de navigation). C’est une entreprise qui ne communique même pas sur ses chiffres.
La concession faite à la STAM pour l’exploitation du port de Radès date de 2005, mais nous ne trouvons aucune trace d’un cahier des charges dans le Journal officiel pour avoir une idée sur le temps sur lequel s’étale cette concession. Pourquoi laisser un port aussi important que celui de Radès géré par une société sous tutelle de la CTN alors qu’il peut être géré par un mastodonte international ?
N’est-ce pas une menace sur la souveraineté nationale ?
Aucun risque. Nous pouvons décider de le concéder sur une période de 50 ans et après l’Etat le récupère rénové et performant. Et n’oubliez pas que la gestion d’un port est soumise à la surveillance et au contrôle de l’Etat.
L’endettement auquel est condamné la Tunisie doit-il, d’après vous, être bilatéral ou multilatéral ?
Le bilatéral pourrait être une solution si on engage des tractations avec des pays qui nous accorderont des prêts sans aucune contrepartie politique, mais je préfère le multilatéral. Un accord avec le FMI qui a déjà le bon diagnostic de l’économie nationale implique des réformes structurelles qui permettront à terme une relance effective pour arriver à l’équilibre structurel des déficits jumeaux de l’Etat : le déficit budgétaire et le déficit courant, le déficit des échanges de la Tunisie avec l’étranger -c’est ce déficit qui impacte le dinar et les réserves en devises.
Et n’oublions pas que le FMI est la seule institution disposant de la force de frappe nécessaire pour répondre aux besoins de la Tunisie d’ici la fin de l’année. Il nous faut 9 milliards de dinars qui serviront à boucler le budget 2021, et dans ces 9 milliards, il y en a 5 destinés au service de la dette en principal et en intérêts, et dans ces 5 milliards, nous devons avoir 2 en devises, c’est-à-dire 700 millions de dollars que nous devons rembourser d’ici le mois de décembre.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali