La reprise économique post-Covid-19 pour les pays de l’Afrique du Nord doit être inclusive. Elle pourrait ainsi faciliter la migration vers une économie verte, estime la directrice du Bureau sous-régional de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) en Afrique du Nord, Zuzana Schwidrowski.
Dans une interview accordée à l’Agence TAP, récemment nommée à la tête du Bureau Afrique du Nord de la CEA, organisme régional de l’ONU) et partie intégrante du paysage institutionnel régional en Afrique, Schwidrowski estime que la reprise post-Covid-19 nécessite une vision de moyen à long terme et que les stratégies de développement nationales devraient prendre en compte l’accélération de la digitalisation et la réorganisation des chaînes de valeur. Elle est aussi revenue sur l’importance que revêt l’accord de la Zone de libre-Echange continentale africaine (ZLECAf), pour les pays de l’Afrique du Nord et les principales entraves à sa mise en oeuvre.
Les pays de l’Afrique du Nord ont été très touchés par la crise sanitaire qui en a résulté. Comment évaluez-vous leur approche de lutte contre cette pandémie et sont-ils toujours capables, d’après vous, de relancer leurs économies ?
Zuzana Schwidrowski: L’épidémie de la Covid-19 a causé un choc économique en Afrique du Nord à l’instar du reste du monde, mais l’examen des PIB nationaux ne nous permet pas de dire si l’Afrique du Nord a été plus touchée que les autres régions du monde.
En Afrique du Nord, l’impact de la crise sur la croissance et l’emploi a connu d’importantes variations d’un pays à l’autre : il a par exemple été significatif en Tunisie alors que l’Egypte a assez bien résisté à la crise. Généralement, je dirais que les pays ont réagi de manière rapide et appropriée sur le plan économique.
En ce qui concerne la reprise économique, nous estimons que la croissance a repris dans la plupart des pays. La question qui se pose maintenant, c’est de savoir comment s’assurer que cette reprise soit inclusive, génératrice d’emplois, et qu’elle facilite la migration des pays vers une économie verte.
La pandémie de Covid-19 n’a fait qu’aggraver la situation socioéconomique, déjà difficile en Tunisie. Comment la CEA peut-elle appuyer techniquement le pays à surmonter ses difficultés et booster l’emploi et le commerce ?
La Commission économique pour l’Afrique et son Bureau pour l’Afrique du Nord sont spécialisés dans l’étude et l’analyse des problématiques économiques, la gestion des connaissances, la facilitation des échanges entre décideurs, et le conseil en matière de gestion de l’économie. Les problématiques de l’emploi et de l’intégration régionale sont au cœur du travail que nous menons en Afrique du Nord, et en particulier en Tunisie. La question de l’emploi en particulier constitue un défi majeur, et a contribué aux récents bouleversements dans la région.
Ces derniers mois notre équipe a élaboré des rapports assez riches sur la situation du marché de l’emploi, l’impact de la COVID19, et la transformation industrielle en Tunisie.
Nous collaborons actuellement avec le ministère de l’Emploi tunisien pour analyser la situation du marché du travail, et actualiser la stratégie nationale sur l’emploi de manière à renforcer les efforts effectués en soutien à l’emploi des jeunes et des femmes. Notre équipe étudie également l’impact de la crise de la COVID-19 sur l’économie tunisienne en vue de formuler des recommandations pour une reprise économique rapide et durable.
D’après vous quel rôle peut jouer le secteur privé dans ce cadre ?
Zuzana Schwidrowski: Le secteur privé a un rôle essentiel à jouer dans une situation comme celle-ci : plusieurs secteurs économiques à l’influence déterminante sur la reprise économique, relèvent essentiellement du secteur privé. Parmi eux figurent la finance digitale et l’industrie pharmaceutique, que nous étudierons en détail lors de notre réunion d’experts qui se tiendra les 24 et 25 novembre 2021, sous format hybride à Marrakech (Maroc). Elle aura pour thème “Libérer le potentiel des Chaînes de Valeur Régionales en Afrique du Nord : Focus sur les secteurs pharmaceutique et la finance digitale “.
En général, le secteur public en Afrique du Nord a tendance à être massif. Le secteur privé est plus prometteur en ce qui concerne la création d’emplois, d’où la nécessité de relever les défis de la promotion de l’entreprenariat, de l’attrait des investissements directs étrangers, et de l’encouragement de l’entreprenariat des femmes et des jeunes pour parvenir à une reprise économique inclusive.
Peu de progrès sont constatés sur cette voie de mise en oeuvre effective de l’accord de la Zone de libre-échange continentale africaine, bien qu’il soit ratifié par la plupart des pays. Comment rattraper ce retard, d’après vous ?
L’intégration régionale en Afrique du Nord et au niveau de l’Union du Maghreb constitue un défi énorme. Le niveau des échanges commerciaux entre pays d’Afrique du Nord est parmi les plus bas du continent africain, alors que l’Afrique se caractérise déjà par des taux d’échanges plus bas que dans le reste du monde. Autrement dit, le niveau des échanges en Afrique du Nord est exceptionnellement bas, avec des pourcentages à un chiffre.
L’accord de la zone de libre échange offre, ainsi, aux pays une opportunité de diversifier leurs échanges commerciaux, leur partenaires commerciaux, de réduire leur dépendance vis-à-vis de l’Europe, qui ne peut plus continuer d’être un moteur de croissance aussi important pour la région et profiter du dynamisme du continent africain. Certains pays sont déjà entrain d’échanger avec le reste du continent africain. Négocier en groupe serait difficile pour l’Afrique du Nord, mais les pays peuvent quand même saisir des opportunités en négociant de manière bilatérale.
Y a-t-il des études en cours sur la ZLECAf en relation avec la Tunisie ?
Notre équipe est aujourd’hui mobilisée pour aider nos pays membres à saisir les opportunités offertes par cette zone de libre échange. Nous exerçons notre rôle, qui va de la génération des connaissances aux services de conseil, en passant par la mise en œuvre des connaissances acquises et la facilitation de la concertation entre décideurs.
Nous sommes entrain d’intervenir par rapport à cette thématique de la ZLECAf, auprès de la Tunisie, mais aussi auprès de l’Algérie, l’Egypte, la Lybie, le Maroc, la Mauritanie et le Soudan. Selon les cas, nous organisons des actions de sensibilisation et des formations, et nous offrons un soutien technique au développement de stratégies nationales de mise en œuvre de la ZLECAf.
En Tunisie, nous coopérons activement avec le ministère du Commerce au développement d’une stratégie nationale pour la mise en œuvre de l’accord. Un atelier conjoint est prévu d’ici 2022, où nous espérons voir le soutien des représentants du secteur privé, qui est le mieux placé pour bénéficier de cette zone de libre échange.
Nous prévoyons aussi de mener une étude qui résumera les principales leçons à tirer, les dimensions essentielles à prendre en compte pour bénéficier du commerce avec le reste du continent et les stratégies qui s’imposent pour permettre à l’Afrique du Nord de saisir ces opportunités. Aujourd’hui par exemple, le manque d’infrastructures est l’un des principaux obstacles à la mise en œuvre de la ZLECAf, au commerce et à l’intégration régionale.
D’après vous, la crise engendrée par la Covid-19 aidera-t-elle l’Afrique à s’auto-évaluer, à trouver les voies réelles de développement et à se repositionner économiquement et stratégiquement dans le monde ?
La crise sanitaire nous a montré l’existence d’énormes inégalités, notamment en ce qui concerne l’accès aux vaccins : dans certains pays, le taux de vaccination est au-dessus de 60% alors qu’en Afrique, certains pays n’ont pas atteint les 10% de personnes vaccinées. Des situations comme celle-ci, où les pays se sont pratiquement retrouvés seuls, risquent de les amener à repenser leur dépendance vis-à-vis des économies les plus avancées.
Elle a également révélé l’importance pour les pays de disposer de liquidités, au cas où des interventions rapides seraient nécessaires. La CEA s’est mobilisée pour mettre en place la Facilité de liquidité et de durabilité (LSF) avec pour but de permettre aux pays africains d’emprunter à des taux plus raisonnables car les coûts très élevés des emprunts figurent parmi les principaux obstacles à l’intervention efficace des gouvernements. Les taux d’intérêt ont tendance à être assez bas pour les économies avancées et plus élevés pour les économies africaines, ce qui montre vraiment que, en temps de crise, les pays africains ont des marges de manœuvres plus étroites que les économies plus avancées.
Les stratégies de développement nationales devront prendre en compte l’accélération de la digitalisation, la réorganisation des chaînes de valeur et la nécessité d’adaptation et de renforcement de la résilience des pays face au changement climatique.