« Transformation stratégique de la Tunisie », un ouvrage de 140 pages où l’auteur, docteur en prospective et stratégie des organisations et ancien ministre de l’Energie, Khaled Kaddour, trace le chemin d’un futur meilleur pour une Tunisie qui, malgré l’abondance de compétences dont elle dispose, est en panne de stratégies et de vision pour l’avenir. Et pour cause ? Ceux qui trônent au sommet de l’Etat semblent n’avoir aucune maîtrise quant aux impératifs économiques et encore moins s’agissant d’une nécessaire transition socioéconomique avec ce que cela implique comme réformes ou décisions douloureuses.
Cela fait plus d’une décennie que le pays vit au rythme d’élections législatives, présidentielles et municipales, et de faits sociaux qui donnent le tempo à toutes les politiques socioéconomiques du pays se limitant à ce jour à éteindre les incendies et faire de fausses promesses à un peuple versatile dont le tempérament change au gré des sympathies, humeurs et émotions, jugeant, adoptant et cautionnant les personnes plutôt que les projets.
Par cet ouvrage nouvellement publié, Khaled Kaddour remet les choses à l’ordre, appelant à « agir pour construire un futur meilleur ». L’auteur y appelle à un changement profond dans la manière de penser, de gouverner et de créer la richesse.
En résumé, et même si ce n’est pas dit littéralement, c’est une révolution culturelle que préconise l’auteur. Une révolution dont le pays a réellement besoin au vu des vagues d’idées et de pensées destructrices qui ont régné sur l’espace public ces dernières années, même si des milliers de jeunes tunisiens ont brillé par leur créativité et génie dans beaucoup de cas, leur amour de la patrie et leurs idées avant-gardistes dans nombre de domaines.
C’est à un projet collectif, mobilisateur stimulant à plusieurs temporalités dans une démarche prospective stratégique et une vision globale pour la transformation de la Tunisie qu’appelle Khaled Kaddour.
Les valeurs représentent le socle du développement social, elles ne sont pas statiques, elles évoluent en fonction du vécu
La Tunisie de 2050 se construit aujourd’hui et celle de 2100 se prépare aujourd’hui aussi. L’enseignant qui dispense le savoir dans les établissements scolaires et universitaires forme les élites tunisiennes pour les décennies à venir. D’où l’importance d’un corps enseignant cultivé, ouvert sur le monde et bien formé aux sciences et aux nouvelles technologies. La transition sociétale et culturelle est indispensable pour la construction de la Tunisie de demain.
Dans l’analyse structurelle réalisée par Khaled Kaddour, le système éducatif, la croissance et la compétitivité économique occupent le haut du pavé. « L’éducation est la clé qui ouvre la porte du succès. On ne peut pas ne pas faire une corrélation entre le niveau de développement d’un pays et la performance de son système éducatif. Les défis futurs internes et externes de la Tunisie imposent une refonte du système éducatif, et pas une petite réforme répondant à des contraintes conjoncturelles ».
Dans les orientations stratégiques qu’il propose pour une Tunisie prospère, l’auteur appelle au renouvellement des valeurs : « Les valeurs représentent le socle du développement social, elles ne sont pas statiques, elles évoluent en fonction du vécu, de la modernisation de la société et des valeurs émergentes ».
Le renouvellement passe par un changement du mode de pensée dont le rapport du Tunisien à la religion et le rôle de la religion. La culture humaniste et rationaliste se renforce par une meilleure ouverture sur l’autre et l’acquisition des sciences et du savoir pour avancer dans un monde en évolution perpétuelle. La religion est une réponse à l’aspiration du peuple à la spiritualité, elle gère le lieu de la vie et de la mort mais elle ne doit pas être un obstacle devant le progrès. Donner à la religion sa juste place dans la vie des croyants tout en dotant la société des moyens d’accompagner les avancées technologiques du monde permettra d’édifier une société équilibrée sans rupture avec l’identité religieuse et avec la modernité.
L’administration doit changer !
L’autre point important traité dans l’ouvrage de Khaled Kaddour est le système politique. Amender la Constitution et le système politique pour répondre aux attentes des Tunisiens en stabilité et à l’impératif d’une gouvernance au service du développement… La réforme devrait permettre à une majorité de décider en accordant la place qu’elle mérite à la participation du citoyen à toute décision publique et en le protégeant des injustices, d’où l’importance d’un pouvoir judiciaire équitable et intègre.
La ventilation des activités économiques au niveau régional est à adopter pour une « répartition régionale plus équilibrée de la croissance…. ». Les spécificités locales doivent être prises en considération, et les acteurs régionaux associés aux projets de développement de leurs régions. «Cette démarche permettra de limiter la déstructuration spatiale appelée à s’intensifier avec une pression sur l’est du pays et l’ouest où le poids démographique s’affaiblit de plus en plus».
L’administration doit aussi changer, estime Khaled Kaddour. « Une économie moderne a besoin d’une intelligence collective, de travail en réseau et de coordination, ce qui requiert une administration publique performante, souple et efficace et un cadre juridique clair et stable… L’administration doit être un levier de compétitivité et d’attractivité internationale, et ce par l’amélioration de la performance du service public… Une stratégie reposant sur le développement des capacités, la généralisation du système qualité et une plus grande efficacité des dépenses publiques… Il faudrait retarder l’âge de la retraite à 65 ans en 2030 et à 70 ans à l’horizon 2050 ».
Une économie moderne a besoin d’une intelligence collective, de travail en réseau et de coordination, ce qui requiert une administration publique performante
Pour assurer la croissance économique, trois transitions doivent être réalisées : une orientation vers le développement du secteur agricole et le développement des sources d’eau non conventionnelles, la transition énergétique et la transition digitale.
Pour le premier point, Khaled Kaddour rappelle que la Tunisie est menacée de stress hydrique (moins de 500 m3/habitant). La généralisation des techniques d’économie d’eau dans l’irrigation pourrait réduire la consommation de l’eau de 10% d’ici 2030. L’économie d’eau pourrait être aussi réalisée dans les secteurs du tourisme et de l’industrie « grâce aux systèmes d’audit et d’incitations fiscales et par l’octroi d’avantages à tous ceux qui produisent de l’eau potable par eux-mêmes y compris les particuliers qui construisent dans leurs résidences des citernes pour recueillir les eaux de pluie.
Pour la transition énergétique, il s’agit de mettre en place un système énergétique plus propre et plus intelligent. « Une politique volontariste de maîtrise de l’énergie permettra à la Tunisie d’améliorer l’intensité énergétique de l’économie. Elle passerait de 360 kep actuellement à 180 en 2050. L’économie globale en énergie pourrait atteindre les 50% en 2050… Partant, il est important d’accorder une priorité absolue à l’accélération de l’accès aux technologies énergétiques avancées tels que les énergies renouvelables, la mobilité électrique, l’hydrogène et piles à combustible ».
La transition digitale est aussi indispensable. La crise liée à la Covid-19 a permis l’accélération de cette transition et l’adoption de solutions numériques dans l’ensemble des services publics, relève Khaled Kaddour, mais aussi dans les FinTech pour une meilleure inclusion économique, d’où la nécessité « d’une vision et d’un plan d’action ».
« Transformation stratégique de la Tunisie » est un ouvrage où Khaled Kaddour expose sa doctrine pour une nouvelle Tunisie tournée vers le monde du savoir, des sciences et du progrès tout en restant attachée à son identité. C’est l’analyse technique d’un ingénieur de formation rôdé à l’administration publique qu’il a pratiquée, d’un prospectiviste et d’un homme de terrain qui donne des pistes réalistes et réalisables pour un pays qui a perdu la boussole.
Saura-t-on en tenir compte dans les sphères décisionnelles ?
Amel Belhadj Ali