Les connaisseurs de la Tunisie, particulièrement les historiens, savent que l’histoire moderne du pays n’a été qu’une suite «d’occasions perdues». Pour ne citer que les trois plus importantes : la période d’accès au moindre coût à l’indépendance en 1956, le changement pacifique du 7 novembre 1987 et le soulèvement téléguidé du 17 décembre-14 janvier 2011.
En dépit des formidables possibilités qu’il a ouverts, l’acte de rupture opéré le 25 juillet 2021 risque d’être, lui aussi, « une autre occasion perdue ».
Abou SARRA
Six mois après cet acte de force constitutionnel, nous sommes tentés de penser de la sorte au regard des initiatives maladroites prises jusque-là. Deux d’entre elles méritent qu’on s’y attarde.
La première consiste en le changement de la date de la célébration de la révolution de 2011. Par un décret présidentiel, le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, a décrété, le 17 décembre comme “jour de célébration chaque année de la fête de la révolution“. Pour lui, le 14 janvier n’aurait été qu’une date récupérée et habillée par les contre-révolutionnaires aux intérêts bien établis.
Cette décision, inutile au regard des énormes défis prioritaires auxquels est confronté le pays, a donné un précieux alibi aux opposants au 25 juillet, pour la plupart des opportunistes et mercenaires politiques (nahdhaouis, thuriféraires de tout bord, contrebandiers…) de l’exploiter en descendant dans la rue, le 14 janvier 2022, pour protester contre cette décision. Ils ont réussi à provoquer la police et à attirer l’attention de l’opinion internationale sur une prétendue facette répressive du pouvoir en place.
Il n’y a pas eu de révolution en 2010-2011
Cette décision, venons-nous de le dire, était inutile. Et ce pour une simple raison : il n’y a jamais eu de révolution en Tunisie, ni le 17 décembre 2010, ni le 14 janvier 2011, et ce si on se réfère, à titre indicatif, à la définition que donne au mot “révolution“ le grand historien français, Jean Tulard, auteur de l’ouvrage «Les Révolutions». Ce dernier a défini le cycle de vie d’une révolution comme étant un acte de rupture qui « germe dans les esprits, descend dans les rues et finit par une dictature ».
Or les jeunes indignés qui étaient descendus dans la rue durant la période 17 décembre 2010 – 14 janvier 2011 n’étaient encadrés par aucun mouvement politique ou intellectuel. C’était de l’avis des historiens une émeute sans leaders tout au plus.
Mieux, à cette époque, aucun Tunisien n’avait entendu parler ni de Kaïs Saïed – qui est parvenu à accéder par hasard à la magistrature suprême – ni les chefs de ces groupuscules politiques (Jawhar M’barek, Issam Chebbi, Ghazi Chaouachi et autres) qui s’agitent actuellement pour défendre les acquis de cette soi-disant révolution.
Cela pour dire que ce changement de date de célébration d’une journée nationale était une décision contreproductive et une perte de temps sèche. Plus simplement encore, on aurait pu s’en passer. Ce n’était guère une priorité pour les Tunisiens.
Le niveau d’instruction des Tunisiens ne convient pas à une consultation numérique
La deuxième initiative, maladroite, pensons-nous, a été l’initiative d’organiser une consultation électronique sur les grandes questions qui préoccupent les Tunisiens, en l’occurrence la politique et les élections, l’économie et les finances, le développement et la transition numérique, le social, la santé, l’éducation, la culture.
Cette consultation, sur laquelle l’équipe Kaïs Saïed n’a pas assez communiqué, est a priori un simple questionnaire sans lendemain, tout comme les dizaines de consultations multidisciplinaires effectuées au temps de Ben Ali.
Par ailleurs, cette consultation suppose, a priori de la part des sondés, un niveau d’instruction et de culture générale acceptable. Or c’est loin d’être le cas pour l’écrasante majorité des Tunisiens.
Selon un récent rapport de l’UNESCO, publié au mois de décembre 2021 sur le niveau général d’éducation du peuple tunisien, particulièrement du groupe des Tunisiens âgés entre 25 ans et plus, c’est-à-dire la communauté de jeunes ciblée par le projet politique de Kaïs Saïed, 26 % n’ont jamais été à l’école, 29 % ont un niveau primaire, 16 % ont un niveau préparatoire, 14 % ont un niveau d’enseignement secondaire et 15 % seulement ont un niveau universitaire.
Lus autrement, ces taux montrent que 85 % de la population économiquement active en Tunisie n’ont pas étudié à l’université, 55 % de cette même population ont un niveau primaire ou sans aucun niveau, et 71 % de la population économiquement active en Tunisie ont un niveau d’éducation inférieur au secondaire.
Viser l’essentiel et éviter les fausses pistes
Morale de l’histoire : avec de tels chiffres édifiants, les Tunisiens ne seront pas, logiquement, capables de répondre aux questions posées dans le cadre de cette consultation numérique.
Maintenant la question qui se pose est de savoir pourquoi l’équipe Kaïs Saïed a choisi d’opter pour ces pistes –considérées par certains comme “fausses“- voire de causes perdues d’avance. S’agit-il d’une diversion pour gagner du temps et occuper les Tunisiens ? Si c’est le cas, on le comprend au regard des fortes pressions exercées sur cette même équipe par des opposants à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Mais, ce n’est pas suffisant, les Tunisiens ont besoin d’autres initiatives.
Celles-ci peuvent être en toute urgence, au plan politique, la séparation du politique de la religion, la réforme des partis politiques et associations ; au plan social, l’accélération de la réforme des Caisses de sécurité sociale ; et au plan économique et de l’emploi, l’accélération de la publication de certains textes d’application en stand-by.
Parmi ces textes, figurent ceux des lois votées en juin 2020. Il s’agit entre autres des lois sur l’auto-entrepreneuriat, l’économie sociale et solidaire (ESS), le financement participatif (crownfunding), la loi transversale sur l’investissement…. Ces textes ont pour avantage d’être génératrices d’emplois et de sources de revenus. L’ESS peut créer à elle seule 300 000 emplois.
A bon entendeur.