« La Tunisie recourt à la morale religieuse pour résoudre ses problèmes économiques », c’est le titre d’un article paru sur le journal Alaraby. On y lit ceci : « L’appel aux sentiments religieux fait désormais partie des solutions économiques auxquelles recourent les autorités tunisiennes pour mobiliser des ressources au profit du budget dont les besoins s’élèvent à 20 milliards de dinars, soit 6,96 milliards de dollars, d’emprunts internes et externes pour gérer les dépenses publiques. Cet appel reflète le désarroi économique du gouvernement Saied à la recherche de solutions rapides afin de remédier au déficit budgétaire ».
A supposer que l’article paru dans un journal sis en Grande-Bretagne, fief des Frères musulmans de par le monde, soit orienté, mais l’appel du Mufti de la République est une première dans l’histoire de la Tunisie contemporaine.
Sommes-nous passés de la phase du président-prédicateur – se référant fréquemment à la religion, citant des versets coraniques ou des faits et actes historiques – à l’instrumentalisation des sentiments religieux à des fins politiques ? L’appel aux sentiments religieux dicterait-il leur conduite aux contribuables ?
La Tunisie, l’un des premiers pays de culture arabo-musulmane à avoir développé une lecture progressiste de la religion, des valeurs islamiques laïcisées et à avoir déployé des efforts énormes pour séparer le religieux du politique, est-elle en train de faire marche arrière ? Userait-on des références morales religieuses du bien et du mal pour appeler les citoyens à soutenir leur pays au lieu de faire appel à leur sens de la responsabilité et de leur devoir envers leur pays ?
Commentant l’appel du mufti, Moez Joudi, président de l’Institut tunisien des administrateurs, l’a interpelé : « Votre éminence, priez plutôt pour que l’Etat améliore sa gestion des deniers publics, c’est plus juste et ça sera de loin meilleur pour le pays ».
Moez Joudi s’est dit indigné de voir les autorités solliciter les opérateurs privés alors que ces derniers – ceux du moins intègres et solvables – remplissent de bout en bout leurs obligations envers l’Etat. « Qui doit régler la facture ? Celui qui paie en totalité ses impôts, ou l’État qui dispose de dizaines de milliers de voitures administratives, de millions de litres d’essence, de privilèges et d’avantages colossaux ? Plus de 300 ministres et secrétaires d’État en grade et en privilèges, plus de 130 000 employés qui alourdissent les dépenses de la fonction publique et au moins 50 000 dans les entreprises publiques. La moyenne des salaires dans ces entreprises varie entre 3 000 et 3 500 dinars par mois, et leur apport au PIB ne dépasse pas les 3% ».
Il n’a pas été le seul à s’indigner, nombreuses sont les personnalités évoluant dans le monde des affaires et de l’économie à avoir été choquées par le communiqué signé de la main du mufti de la République.
Et d’ailleurs, l’a-t-il fait de son propre chef ? Parce que, s’il a reçu des instructions à cette fin, il aurait mieux valu que ce soit le président de la République ou la CDG qui fassent appel à la solidarité nationale plutôt qu’un chef religieux qui institutionnalise l’aumône.
Faire appel à la religion pour résoudre des problématiques économiques et permettre au sacré de réinvestir l’espace public, cela risque d’installer des réflexes nocifs dans une République où les institutions ont été trop fragilisées.
Et si au lieu de fustiger systématiquement la communauté d’affaires, vous l’associez au plan de sauvetage économique Monsieur le Président ?
Kaïs Saïed a le pouvoir de changer les donnes, mais le voudrait-il ? L’acceptera-t-il ? Le pourra-t-il ? Au lieu de fustiger systématiquement la communauté d’affaires, pourquoi le président tunisien ne se départ-il pas de son discours populiste destructeur pour l’associer au sauvetage de l’économie nationale ?
La Tunisie a besoin de réponses rationnelles à des problématiques socioéconomiques structurelles. Elle a besoin d’un projet, d’un plan d’action courageux et audacieux qui peut rassurer, apaiser, orienter et baliser le chemin de la reprise. Aujourd’hui, la logique économique doit prévaloir sur toutes les logiques politiciennes populistes.
Le meilleur moyen de sauver l’économie nationale est d’activer les réformes structurelles pour rétablir la confiance avec les nationaux et les internationaux. La relance des investissements ne passera pas par le discours officiels tendus et menaçants, elle passera par des décisions rapides pour rebooster l’investissement afin qu’il atteigne au moins 16% du PIB en 2022.
La corruption en Tunisie est encouragée par le système, la multitude de lois qu’on arrive, selon le contexte et les personnes, à contourner ou dont on use pour bloquer l’initiative et décourager les plus hardis, les plus brillants. Décider de simplifier, de digitaliser, mettre fin aux résistances d’une partie de l’administration publique qui s’inquiète des pertes qu’elle encourt, si tout est numérisé, est réalisable si un trait de crayon présidentiel.
Rassurer les investisseurs est essentiel lorsque nous savons que l’investissement privé se caractérise par un faible dynamisme pour ne pas dépasser les 15% du PIB alors que la moyenne dans les pays sud-est asiatiques est de 25%. Pire, ce manque de dynamisme a été accentué ces dernières années sous l’effet du climat d’incertitude et d’instabilité politique, sécuritaire et sociale post-révolution*.
Les investissements étrangers, qui étaient en 2010 de 2,279 milliards de dinars (3,9% du PIB) sont tombés en 2014 à 1,8 milliards de dinars (2,2% du PIB). 7 ans après, à la fin du mois de septembre 2021, ils sont réduits à 1,383 milliard de dinars : 1,365 milliard de dinars en investissements directs étrangers (IDE) et 18,1 millions de dinars en portefeuille. Et si la Tunisie n’est plus un site attractif pour les investisseurs nationaux tétanisés par les discours officiels, il ne faut pas s’attendre au retour des IDE. Les investissements que nous voyons de temps à autres sont des extensions de projets initiaux.
Aujourd’hui, les pouvoirs publics ont le devoir de veiller sur la bonne marche des secteurs énergétiques et la production régulière du phosphate. Toute atteinte aux sites de production devrait être considérée comme une atteinte à la sécurité nationale car elle nous prive de ressources en devises précieuses pour l’importation de médicaments, de céréales et d’hydrocarbures. Et c’est vital pour le pays.
Alors, si on veut trouver des réponses à la situation difficile économiquement et financièrement que traverse le pays, il ne faut peut-être pas chercher les solutions auprès du Créateur mais élaborer un plan de relance, raisonnable, réalisable qui mobilise tous les acteurs économiques autour d’un seul objectif : remettre la Tunisie sur les rails.
Amel Belhadj Ali