Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) estime, dans un rapport intitulé “Le secteur informel en Tunisie : autorité de l’Etat ou autorité de l’informel ?”, que la “chasse aux sorcières des bons barons de l’informel serait contreproductive”. Il préconise plutôt de les amadouer, les inviter à la table de négociation.

Ce rapport classe les barons de l’informel en deux catégories : les «bons barons de l’informel» (BBI) et les «mauvais barons de l’informel» (MBI). Ces derniers sont ceux qui ont fait du commerce transfrontalier, mais surtout ceux qui ont eu un lien direct ou indirect avec le terrorisme (trafic d’armes, relations avec les terroristes, etc.).

«Il est évident qu’il est hors de question de négocier avec des éléments qui mettent en péril la sécurité du pays et du territoire national».

En revanche, les BBI sont ceux qui ont fait du pur commerce illégal de frontière, qui se sont enrichis au détriment de la douane et du fisc. «Rien que pour la fraude fiscale, le qualificatif “Bon” n’est certainement pas approprié, il les distingue tout juste des premiers qui mettent en danger la sécurité de l’Etat et des citoyens. La classification a tout simplement un aspect analytique», reconnaît le forum.

L’auteur du rapport, Abderrahmane Ben Zakour, souligne que «depuis l’indépendance et sur une période de plus de 60 ans, l’Etat a été laxiste à l’égard du commerce frontalier dans des régions oubliées par les politiques de développement nationales. L’Etat avait laissé faire ce commerce avec la Libye et l’Algérie. Les Tunisiens du sud tiraient avantage des transactions avec la Libye et une majorité de la population de ces régions trouvaient une source de revenus non négligeable».

L’informel bien structuré!

«De ce fait et sur plus de six décennies, et surtout depuis la révolution de 2011, une nouvelle classe de très riches commerçants transfrontaliers s’est constituée ayant un grand pouvoir financier qui échappe au système bancaire conventionnel (manipulation du cash en dinars et en devises). Aujourd’hui en Tunisie, ces contrebandiers sont riches, bien connectés entre eux, pyramidalement et informellement structurés. Ils représentent une sorte d’un Etat financier dans un Etat de droit trébuchant qui cherche à se construire», résume Ben Zakour.

Il considère par ailleurs que «des années durant, l’Etat, le ministère des Finances et la Banque centrale ont une très grande responsabilité dans la mesure où ils n’ont établi aucune règle institutionnelle pour obliger les BBI à faire transiter leur argent par le circuit financier officiel (Banques et BCT) et à contrôler efficacement les flux de marchandises sur les frontières».

Toujours selon lui, pour les décideurs de la politique économique du pays, toute la réflexion doit porter sur la recherche d’une stratégie de nature à intégrer ces BBI dans un développement économique régional générateur d’emplois et de dynamique économique. Une stratégie qui permettra aux BBI, tout en sortant de la clandestinité, d’intégrer le secteur structuré par la grande porte de la légalité.

Une stratégie pour éviter la fuite des capitaux

Une telle stratégie viserait deux objectifs : le premier est d’éviter la fuite des capitaux -surtout des devises- vers l’étranger ; le deuxième est une légalisation des BBI qui élargirait l’assiette fiscale de l’Etat et donc augmenterait ses recettes.

Dans le cadre de cette stratégie, Ben Zakour pense que l’erreur à ne pas commettre est de continuer “la chasse aux sorcières” des BBI. L’épreuve de force entraînerait à coup sûr la fuite des capitaux et surtout des devises dont le pays en a un grand besoin.

Ainsi, l’Etat, par sa reconnaissance légale, leur délivrerait une “carte de commerçants” ou d'”entrepreneurs” avec la possibilité de créer des sociétés d’import-export. Il devrait par ailleurs les convaincre pour récupérer ses dus, au moins partiellement, sur les droits de douane prouvés, établis et restés impayés.

L’Etat pourrait trouver chez les BBI, une source d’emprunt et de crédit (en dinars et en devises) à faible taux d’intérêt et ce pour pallier aux manque de capitaux dans les finances publiques ; c’est plus rationnel que de s’endetter sur le marché international à des conditions draconiennes.

Enfin, l’auteur du rapport estime que l’Etat peut et doit proposer aux BBI le financement des projets d’investissements pour le développement des régions défavorisées (Ben Guerdane, Tataouine au sud, et le Kef, Kasserine, Siliana, au nord-ouest…).

Parmi les projets qui pourraient être financés par les BBI, l’auteur cite le projet d’établissement d’une zone franche à Zarzis, resté sur le papier depuis plus de 15 ans. L’Etat proposerait aux BBI de construire cette zone franche ; ils la géreront et loueront les locaux ; un bureau du fisc y sera installé pour la perception des faibles impôts et/ou des taxes préalablement fixées.

Concrètement un cahier de charges sera établi d’un commun accord entre l’Etat et les BBI. Ce cahier fixera toutes les modalités pratiques et réglementaires (liste des produits prohibés à l’import et à l’export, périodicité de la perception des taxes, etc.).

Toutefois, Ben Zakour souligne que parallèlement à cette stratégie d’intégration des BBI, une sévère et stricte réglementation doit être établie pour sanctionner les récidivistes.

«Après six décennies de laxisme complice de l’Etat, nous estimons que la chasse aux sorcières des barons de l’informel est contre-productive, la rationalité et l’efficacité exigent de tirer profit de la manne financière (hors système bancaire) détenue par les BBI en contrepartie d’une légalisation négociée : Une entrée des BBI dans le secteur structuré légal. Une négociation gagnant-gagnant», conclut Ben Zakour.