Un calme olympien, une approche rationnelle et des objectifs clairs, Nasreddine Nsibi, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, sait ce qu’il veut et trace avec assurance les lignes de la nouvelle politique de la formation professionnelle nationale. Pour lui, l’acquisition des compétences et des connaissances passe par plus d’investissement dans un système de formation orienté vers l’innovation, les technologies de pointe et réactif aux attentes d’un marché de l’emploi en éternel mouvement.
Analyse, évaluation et ajustements sont ses maîtres-mots pour des formations pertinentes où l’efficacité rime avec réactivité pour une économie plus performante.
Entretien en deux temps.
WMC : Dans quel état, vous avez trouvé le ministère ?
Nasreddine Nsibi : Les débuts étaient difficiles. Quand je suis arrivé, il n’y avait pas un système d’information. Il n’y avait pas un tableau de bord, il n’y avait pas de suivi. Rien ne permettait de comprendre le fonctionnement du ministère, la logique de la prise de décisions ou même les critères qui permettent de sélectionner les cadres administratifs en charge des dossiers importants.
Il fallait tout reprendre pour s’assurer de la pertinence de la conduite des projets. Nous voulions savoir si la gestion des projets importants a été bien réfléchie, s’ils ont été bien menés. Nous avons dû tout revoir parce que pour assurer la réussite d’un programme, il faut de la méthode, un process, des orientations et des objectifs fixés et quantifiés en amont conjugués à des évaluations régulières et périodiques pour savoir si notre action est efficace et pour identifier les erreurs possibles, les corriger et rectifier, s’il le faut.
Au ministère, il y a quatre structures sous tutelle, à savoir l’ATFP (Agence tunisienne de la formation professionnelle), l’ANETI (Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant), le CNFPP (Centre national de formation continue et de promotion professionnelle) et le CENAFIF (Centre national de formation de formateurs et d’ingénierie de formation).
La question qui se posait était « avons-nous les moyens de notre politique ? ». La réponse était que non. L’ATFP en charge de la formation professionnelle souffrait d’un véritable problème de gouvernance. C’est l’établissement le plus grand de point de vue taille, car il gère près de 180 centres de formation, un peu plus de 80 foyers, une soixantaine d’unités de restauration et 8 000 employés.
les compétences des jeunes diplômés ne peuvent satisfaire aux besoins des entreprises. Ils ne sont pas opérationnels et productifs tout de suite.
Depuis 2007, aucun inventaire n’a été fait à l’ATFP, aucun état financier validé n’y a été réalisé depuis 2009.
J’arrive en 2021, et je réalise qu’on y pratique la comptabilité de caisse. Tout est comptabilisé en instantané, qu’il s’agisse des recettes ou des dépenses. Cela veut dire que nous ne pouvons pas savoir quelles sont les véritables charges, si nous avons les moyens de les supporter et comment financer nos actions et nos programmes à moyen terme.
Les centres de formation fonctionnent de manière archaïque alors qu’ils doivent être gérés comme on gère une entreprise privée. Ils sont équipés de machines qui ne suivent pas l’évolution et les innovations des activités économiques, et ce faute de moyens et de réactivité.
Il n’y a aucun lien ou peu entre les formations que nous dispensons dans les centres et le marché du travail.
Les entreprises, selon les activités qu’elles exercent, renouvellent régulièrement leurs équipements et forment leurs personnels en fonction des progrès et des nouvelles donnes sur les marchés. Le Centre de formation n’évolue pas avec la même vitesse, du coup, les compétences des jeunes diplômés ne peuvent satisfaire aux besoins des entreprises. Ils ne sont pas opérationnels et productifs tout de suite.
Cette situation est intolérable dans le sens où ces jeunes s’investissent espérant trouver tout de suite des postes d’emploi alors qu’il n’y a aucune garantie sur ce plan là.
Il fallait donc élaborer un plan d’assainissement et mettre en place une stratégie de restructuration. C’est sur quoi nous travaillons aujourd’hui.
De quoi s’agit-il exactement ?
Nous travaillons sur de nouveaux concepts comprenant 16 centres de formation pilotes. Nous comptons les réorganiser pour qu’ils répondent aux normes internationales. Nous voulons instaurer les bonnes pratiques, mais pour ce faire, il faut un système d’information, un tableau de bord. Il faut le digital.
Nous offrons des chèques stagiaires aux entreprises qui n’auront pas à assumer les charges de nouvelles recrues.
Nous voulons travailler directement avec les entreprises, voir ce dont elles ont besoin et former en fonction de la demande. Les jeunes inscrits dans les centres suivent des cursus à la carte, et ça sera des formations théoriques.
Pour la partie pratique, ils s’exercent dans les entreprises. Nous n’investissons plus dans les machines, nos jeunes utilisent celles des entreprises qui doivent être encouragées pour adhérer à nos projets.
Nous offrons des chèques stagiaires aux entreprises qui n’auront pas à assumer les charges de nouvelles recrues. Si les profils les intéressent, elles les recrutent à la fin de la formation et du stage. Cette approche nous permet de moduler notre offre et de nous débarrasser du fardeau des machines acquises après des procédures complexes, désuètes rapidement et qui ne sont plus utiles au bout de 3 ou 4 ans.
Nous pouvons même proposer aux entreprises des formules telles des appuis financiers pour des investissements dans les nouvelles technologies ou les équipements en échange de formations sur terrain. Tout le monde peut être gagnant. C’est ce que nous essayons de faire aujourd’hui à travers le projet pilote qui englobe 16 centres de formation.
Qu’en est-il de l’ANETI et du CNFCPP ?
La tâche de l’ANETI comme vous le savez est l’emploi et l’entreprenariat. Le CNFCPP, pour sa part, a pour mission de promouvoir la formation continue, de valoriser le capital humain et les ressources humaines. Il offre aux intéressés nombre de formules pour les inciter à compléter leurs formations et les encourager à entreprendre des études universitaires. Il gère les instituts de l’emploi.
De son côté, le CENAFIF, qui fait de l’ingénierie de formation, forme les formateurs, prépare le contenu et le donne à l’ATFP, soit la structure la plus importante du ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi.
Notre ministère rengorge d’outils et d’instruments relatifs aux politiques de l’emploi et de l’entreprenariat. Il y a des analyses, des chiffres, parce que l’avantage avec l’ANETI c’est qu’il y a des statistiques, une plateforme, des chiffres, et grâce à cela, nous pouvons évaluer l’efficience des politiques de formation et d’emploi.
D’ailleurs, grâce aux informations récoltées par l’ANETI, nous avons réalisé que le taux d’insertion des jeunes diplômés est très faible. Prenez l’exemple du contrat « Karama », il est inefficient. Le but de ces contrats est d’offrir, dans un premier temps, des subventions aux entreprises pour les nouvelles recrues pour une intégration par la suite. Or, le taux d’insertion est très faible, il ne dépasse pas les 15%.
Et quelles en sont les raisons ?
Les raisons sont très complexes, mais après analyse et évaluation, nos services ont conclu que le contrat Karama n’a pas fonctionné jusqu’à aujourd’hui, parce qu’il s’est avéré que ce contrat de travail (pour précision d’une durée de deux ans, offrant un salaire net de 600 dinars en plus de la formation) ne peut pas être une raison d’embauche.
Plus grave encore, des associations recrutent des jeunes payés par l’Etat pour en faire des cyberactivistes
Le contrat Karama peut aller jusqu’à 800 dinars, or pour nombre d’entrepreneurs, le raisonnement est simple : « nous n’avons pas besoin de main-d’œuvre supplémentaire, mais puisqu’elle est gratuite, nous la prenons ». Ils ne payent pas leurs parts aux jeunes bénéficiaires et ils leur imposent cette condition. Les candidats acceptent parce qu’ils ont le minimum à travers l’Etat et doivent gagner de l’expérience. 80% des entreprises adoptent cette posture, reste les 20% lesquelles finissent par recruter les bénéficiaires du contrat Karama.
Les associations profitent au même titre du contrat Karama, alors qu’à la base, le travail associatif est bénévole. Pourquoi l’Etat devrait-il se charger des rémunérations des personnels travaillant dans les associations ? Il est évident que beaucoup d’associations créent de l’emploi et ont des lignes de financement pour couvrir les dépenses et les salaires, mais ce que nous avons remarqué est qu’il y en a beaucoup qui emploient des jeunes sous contrats approuvés par notre ministère. Ces jeunes perçoivent la somme de 200 dinars, ils se suffisent de ces émoluments et ne font plus d’efforts pour trouver un emploi stable et durable.
Plus grave encore, il y a des associations qui recrutent des jeunes payés par l’Etat et en font des cyberactivistes ou les utilisent pour des desseins peu honorables. Ce n’est pas cela que nous voulons et notre jeunesse ne mérite pas pareil traitement. Nous veillerons à mettre fin à toutes ce mauvaises pratiques.
Pour être dans l’efficience, nous avons décidé de raccourcir les cursus tout en intégrant de nouvelles spécialités.
Pour nous, il s’agit d’investir dans les secteurs économiques employeurs là où il y a de la valeur ajoutée, comme à El Mghira où des industriels innovent et créent des richesses. Il y a une entreprise aéronautique qui investit aujourd’hui dans un nouveau site et qui compte créer 4 000 postes d’emploi.
À ce propos, il y a le Centre de formation aéronautique qui était presque réservé à Aerolia. Est-il aujourd’hui ouvert à toutes les entreprises qui opèrent dans l’aéronautique ?
Le Centre d’El Mghira est assez particulier. A ses débuts, il y avait une coopération assez étroite avec le GITAS (Groupement des industries tunisiennes aéronautiques et spatiales), rompue pendant un moment suite à un différend avec un ministre.
Conséquence, en éloignant la profession, le Centre a beaucoup perdu de son rayonnement. Le directeur actuel, qui croit en son potentiel, pense que la formation dispensée dans le Centre pourrait être meilleure et le nombre de diplômés plus important à partir du moment où les opérateurs sont réellement associés à l’élaboration des programmes et sont prêts à accueillir les stagiaires et les diplômés du Centre. C’est ce que nous nous efforçons de faire aujourd’hui.
Il y a des formations dans des spécialités comme la soudure, l’ébénisterie, le plâtre et d’autres dans le bâtiment qui deviennent de plus en plus rares alors que le marché en a besoin. Pourquoi ?
Nous venons de démarrer un programme dans la formation en bâtiment et tous les corps de métiers y afférant. Ces cursus ont été pensés et élaborés en concertation avec la profession. En fait, la méthode n’y était pas. On vient vous dire « je suis dans la construction et le personnel qualifié me manque ». Dans la construction, il y a plusieurs métiers et des spécialités illimitées qui avancent avec l’évolution des besoins des populations et les nouvelles donnes environnementales.
Pour être dans l’efficience, nous avons décidé de raccourcir les cursus tout en intégrant de nouvelles spécialités. Au lieu de suivre une formation de de 2 ans dans le bâtiment, nous dispensons des formations de 6 mois axés sur une seule spécialité. Si le marché exprime des besoins de spécialistes dans le carrelage, nous lançons des formations dans cette spécialité, et ainsi de suite pour tout le reste.
Vous êtes dans la souplesse et la réactivité …
Notre priorité a été d’améliorer la gouvernance dans toutes les structures du ministère. Pour nous, l’ATFP est très importante car elle dispose de fonds substantiels. On parle beaucoup de décrochage scolaire, mais il y a près 7 000 acteurs privés dans la formation professionnelle privée en Tunisie, ce qui est énorme. C’est une palette de formation professionnelle très importante et on ne parle pas assez de la récupération des jeunes par la formation professionnelle.
Nous avons 180 centres d’activités en activité qui encadrent de 40 à 300 stagiaires par promotion. Il faut savoir que lorsque nous parlons de formation professionnelle, il ne s’agit pas que des centres appartenant au ministère, il y a aussi les établissements de formation privée où on dispense un savoir assez consistant. Ils sont actifs et font de la qualité.
Il y a aussi l’insertion professionnelle et le recyclage en Tunisie ?
La première mission du ministère est de créer de l’emploi. De ce point de vue, la formation professionnelle occupe la part du lion parce que lorsque la formation comprend tous les ingrédients pouvant servir le marché de l’emploi, on gagne du temps et de l’argent. Aujourd’hui, la formation n’est pas facilement modulable et c’est ce que nous nous évertuons à changer.
Nous gardons encore dans nos centres des personnels et des équipements pour des spécialités qui ont disparu. Comment gérer ce patrimoine hérité ? Comment réaffecter les personnels ? Il faut trouver des solutions. Il faut recycler les formateurs et les intégrer dans de nouvelles spécialités. Il faut également revoir définitivement notre politique d’acquisition des équipements pour les centres.
Comme je vous l’ai précisé plus haut, il serait plus utile pour nous d’investir dans la formation académique et laisser le soin aux entreprises de former sur le terrain.
Les centres de formation professionnelle doivent répondre aux demandes des entreprises déjà opérationnelles en Tunisie
La formation professionnelle doit, dès le début, être définie par rapport aux besoins du marché ; et les besoins sont faciles à identifier, parce qu’aujourd’hui le marché est une réalité. Nous connaissons parfaitement les entreprises en activité en Tunisie, et nous pouvons identifier les entreprises qui programment des extensions.
Ces entreprises acquièrent des terrains et demandent des financements, et nous pouvons accéder facilement aux informations relatives à leurs activités et à leurs besoins en main-d’œuvre spécialisée.
Notre rôle est de suivre de près l’évolution du marché du travail et les nouvelles demandes des entreprises. Les centres de formation professionnelle doivent répondre aux demandes des entreprises déjà opérationnelles en Tunisie. Et depuis ma nomination, j’essaye de rétablir le contact avec les professionnels et les organisations patronales.
Au ministère, aussi bien moi-même que mes collaborateurs nous sommes accessibles aux acteurs du secteur privé.
Propos recueillis par Amel Belhaj Ali