Des fonds contractés en Tunisie et à l’international mais dont on ignore l’usage ou plutôt on ne comprend pas la logique de leurs octrois. Le nouvel arrivant au ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle, en l’occurrence Nasreddine Nsibi, compte bien tout revoir et tout remettre dans l’ordre.
WMC : Quel est le budget consacré à la formation professionnelle ?
Nasreddine Nsibi : 800 millions de dinars à investir dans la formation professionnelle et les politiques de l’emploi, ce qui est énorme. Nous gérons deux fonds, celui de la formation professionnelle et le Fonds de l’emploi.
Comme vous le savez, aujourd’hui toutes les personnes qui travaillent cotisent dans la formation professionnelle. Les fonds y afférents n’ont malheureusement pas été exploités comme il se doit, et même au niveau des décaissements il n’y a pas de résultat.
Quelles en sont les raisons ?
Je vous donne un exemple : le montant consacré au financement de l’entreprenariat n’est pas consommé, on ne le connaît même pas. Depuis quatre ou cinq années, on oriente les jeunes porteurs de projets à la BTS (Banque tunisienne de solidarité, ndlr) mais celle-ci (la BTS), bien que dédiée au financement des projets à des conditions avantageuses, fonctionne comme une banque et ne prend pas plus de risques qu’il n’en faut. Donc, quand on lui soumet un dossier qui n’est pas bien ficelé, il est normal qu’elle le rejette.
Depuis 5 ans, les jeunes ne sont pas encadrés ou accompagnés pour que leurs business plan soient recevables et bancables. C’est pour cette raison que nous voulons développer le programme “Entreprendre“.
Nous projetons, en coordination avec l’ANETI, de financer 5 000 projets à travers ce programme pour des budgets variant de 10 000 à 600 000 dinars. Nous allons encadrer les jeunes et les accompagner en aval. C’est ce qui est nouveau.
Nous avons remarqué que les jeunes entrepreneurs commencent à rencontrer des difficultés au bout de la deuxième année, et généralement mettent fin à leurs projets.
Depuis 5 ans, les jeunes ne sont pas encadrés ou accompagnés pour que leurs business plan soient recevables et bancables.
A travers ce programme, nous comptons lutter contre les échecs, et ce en intervenant dès les premières difficultés pour les aider à résoudre leurs problèmes, mais aussi en identifiant avec eux les déficiences.
Nous interviendrons pour leur dire : “nous vous faisons confiance, vous avez bien démarré et s’il vous faut plus de temps pour asseoir votre projet, nous sommes là pour vous accompagner par l’expertise. Nous vous accordons un délai de grâce sans pénalités de retard, et nous injecterons des financements supplémentaires pour vous permettre de dépasser vos difficultés et, bien entendu, nous suivrons de près l’évolution des choses“.
Quel est le taux de réussite des premières expériences pour jeunes porteurs de projets ?
Aux alentours de 20%. Nous espérons le porter à 45-50% par la mise en place d’un réseau d’experts pour accompagner les jeunes de bout en bout. Nous sommes en train de réfléchir à des partenariats avec des architectes, experts-comptables, ingénieurs et autres managers pour créer un écosystème autour de ces jeunes-là. Nous mettons à leur disposition la liste d’experts auxquels ils peuvent demander conseil ou un accompagnement ponctuel.
A titre d’exemple, ils peuvent s’adresser aux experts-comptables pour les accompagner pendant les 3 premières années. Pareil pour les autres experts. Nous leurs demanderons aussi de rémunérer leurs services raisonnablement en accordant un traitement de faveur aux jeunes entrepreneurs.
Nous nous adresserons également à un réseau de coachs certifiés et conventionnés que nous paierons et qui pourront assister ces jeunes et les aider. Ce programme démarrera dès que le cadre juridique sera prêt par décret présidentiel. Nous sommes en train d’y travailler.
Le ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi a toujours bénéficié de grands financements étrangers. Qu’en est-il de ces financements ?
A mon arrivée, je n’ai trouvé aucun système de suivi des projets. Il y avait une application qui s’appelle IDEMA sur laquelle ne figurent que 11 projets. Je n’avais pas le détail, aucune information, aucun suivi.
Avec mon équipe, on a mis en place un PMO (Project Management Office), et ça fait plus de 3 mois que nous y travaillons. Nous avons recensé une quarantaine de projets, et ce n’est pas fini. Nous avons identifié le montant de 800 millions de dinars lâchés comme ça dans la nature… Les lignes de financement devaient financer l’entreprenariat, la formation et créer de l’emploi.
Pour différentes raisons, il y a eu du retard et le calendrier prévu n’a pas été respecté. On improvise des solutions pour ne pas perdre les financements en élaborant des plans B, et ces plans B consistent généralement en plus de dépenses infructueuses et plus de dotations.
Je vous explique : on lance un appel à candidatures, on sélectionne des jeunes et on leur offre des subventions.
On improvise des solutions pour ne pas perdre les financements, en élaborant des plans B qui génèrent souvent de dépenses infructueuses
Il est évident que les choses ne doivent pas fonctionner ainsi. Quand on fait des appels à candidatures sans plan et sans stratégie, le demandeur d’emploi ou le porteur de projet va croire que, sur une présentation simple d’un dossier, il va recevoir des fonds. Il le fait, récupère la subvention, en profitera pendant quelques mois et ne créera ni entreprise ni projet.
Vous aussi, à travers le programme «Entreprendre», vous comptez financer des projets non ?
Pas automatiquement. Il faut bien profiler les candidats qui doivent être motivés, ambitieux et non opportunistes, prêts à s’investir totalement dans le projet. Ils doivent être rigoureusement sélectionnés pour être sûr qu’ils ont les atouts, la détermination et la persévérance des véritables entrepreneurs.
Nous n’accorderons plus des subventions mais des prêts à des conditions extrêmement avantageuses pour que d’autres puissent en profiter. Il faut faire ses preuves, réussir et, dans ce cas, les méritants pourront bénéficier des subventions et des aides de l’Etat.
Nous avons décidé de ne jamais signer des conventions ou accorder des subventions pour lancer des projets.
Vous avez également parlé du faux usage des fonds publics que vous avez trouvé ?
A mon arrivée au ministère, on est venu me dire : “Monsieur le ministre, nous allons perdre 60 millions de dinars, si on ne les alloue pas tout de suite“. J’ai pris les dossiers et je me suis rendu compte qu’il y avait d’énormes subterfuges.
Nous avons aussi contracté un crédit auprès d’une institution importante, un crédit de 60 millions de dollars, que le contribuable tunisien va rembourser. Le prêt était censé financer l’investissement, l’emploi et l’entreprenariat pour créer de la richesse. Un entrepreneur qui lance un projet, crée de l’emploi, s’acquitte des impôts, des frais de la CNSS, de la TVA et ainsi de suite, et donc l’argent va renflouer la caisse de l’Etat et permettra de rembourser le prêt.
Il faut profiler les candidats qui doivent être motivés, ambitieux et non opportunistes, prêts à s’investir totalement dans le projet
Qu’est-ce qu’on en fait ? On prend pour prétexte la pandémie de Covid-19, on prend des montants dans ce prêt qu’on distribue en deux tranches sous forme d’aides sociales, et on va le donner aux entreprises afin qu’elles ne ferment pas leurs portes.
Sur les montants dédiés aux aides sociales, les fameux “deux cents dinars“ distribués, j’ai trouvé 5 millions de dinars qui n’ont pas été retirés par les bénéficiaires. La grande question qui se pose alors est : “si ces personnes ont bien reçu la notification qui leur permet d’aller retirer cette argent, comment ça se fait qu’elles ne l’aient pas fait ?“ On leur envoie pendant six mois des mandats qu’elles ne retirent pas. Une énigme !
J’ai demandé un audit à la Cour des comptes qui est aujourd’hui en train d’auditer le projet, et elle va finir par nous dire ce qui s’est réellement passé.
En tous cas, 45 millions de dinars ont été retirés et 5 millions restent un mystère.
Je peux vous donner beaucoup d’autres exemples. C’est pour cela que je suis en train de tout réexaminer en profondeur dans le ministère.
J’ai demandé un audit à la Cour des comptes qui est en train d’auditer le projet. Elle va finir par nous dire ce qui s’est passé
Mais est-ce le rôle du ministère de l’Emploi de faire du social ?
Au fait, la demande a été faite par le ministère des Affaires sociales qui a demandé une rallonge parce que le ministère de l’Emploi a des fonds.
Pour ma part, après avoir réalisé qu’il y avait une enveloppe dépensée par le ministère de l’Emploi sans aucun contrôle, sans respect des règles de transparence et de bonne gouvernance, je me suis empressé de lancer des enquêtes internes pour lever le flou.
D’autres fonds du ministère étaient censés financer les entreprises en difficultés, pourtant en 2019, elles n’ont rien touché. Pareil pour 2020. Parmi elles, il y en a qui ont fait faillite. On vient à la fin de 2021 pour me demander d’en accorder, mais je ne le ferais pas sans contrôle et sans l’assurance que les fonds sont bien utilisés.
Nous ne sommes pas là pour maquiller la distribution de l’argent public en l’offrant selon des allégeances et selon les circonstances.
Nous comptons arrêter ce programme, j’ai même convoqué les représentants de l’institution qui nous a accordé le prêt de 60 millions de dollars pour renégocier avec eux la réorientation des fonds vers l’investissement dans l’entreprenariat.
Si aujourd’hui une PMI ou PME souhaite accéder à des financements à des taux quasiment nuls, nous les finançons avec des délais de grâce et des taux d’intérêt symbolique à la condition qu’elles remboursent pour que cela serve à d’autres. Nous ne distribuons pas l’argent des contribuables, nous l’investissons et il faut qu’il y ait un retour sur investissement, c’est ça la pérennisation des financements.
Nous ne sommes pas là pour maquiller la distribution de l’argent public en l’offrant selon des allégeances et selon les circonstances. Malheureusement, ça fait des années que cela se passe ainsi dans ce ministère, mais tant que j’y serai, je veillerai à faire bon usage de toutes les ressources qui lui sont allouées. C’est une question de probité.
Propos recueillis par Amel Belhaj Ali
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*Le Project Management Office est un concept anglo-saxon repris en France le plus souvent sous les lettres PMO, plutôt que par sa traduction « Bureau de gestion de projets » ou son nom anglais.