Alors que la Tunisie vit dans l’expectative d’un possible accord avec le FMI pour soutenir une économie fragilisée par des années de gestion lamentable des finances publiques, et éprouvée par la pandémie de Covid-19, les investissements financés par les IFI (Institutions financières internationales) en Tunisie représentant 8,7 milliards d’euros soit près de 28,5 milliards de dinars sont partiellement réalisés et encore à un rythme absurde voire indécent !
Il s’agit de 215 financements en cours dont 5,2 milliards d’euros (environ 16,6 milliards de dinars) restent à décaisser, soit 60% du portefeuille ; 3 milliards d’euros (9,8 milliards de dinars) accusent des retards considérables de 18 mois en moyenne et plus d’un tiers des montants à décaisser ; 2 milliards d’euros (soit 6,54 milliards de dinars) correspondent à des prêts signés avant 2016.
Des montants aussi importants auraient, si effectivement investis, changé la donne économique tunisienne, mais aucun gouvernement à ce jour n’a eu le courage de secouer la machine administrative paralysante, négocier avec les bailleurs de fonds dans le respect des intérêts nationaux et neutraliser les lobbys politiques, administratifs et affairistes qui se sont constitués en réseaux d’intérêts destructeurs !
Que faire ?
Assurer une sortie de crise rapide revient à se libérer des blocages bureaucratiques, c’est l’une des recommandations principales émises par un groupe de travail représentant des bailleurs de fonds et des hauts cadres du gouvernement, soumises à l’ancien chef du gouvernement, il y a quelques mois, et plus que jamais valables aujourd’hui.
Pour eux : « Seuls des processus courts de décision, des responsables publics intègres et des procédures exceptionnelles rapides et transparentes seront à même de permettre l’obtention de résultats tangibles à court terme tout en s’insérant dans une vision prospective ». Ainsi, pour assurer une sortie de crise rapide, les pouvoirs publics sont appelés à adopter un mode d’organisation “Task Force“.
Et pour cause, les retards attribuables à des projets relatifs aux secteurs de l’eau, de l’environnement et du transport sont en partie liés à la capacité de la maîtrise d’ouvrage et à la passation des marchés. Les retards concernent l’ensemble des phases du cycle des projets en question.
Rien que pour le secteur de l’eau et l’environnement, le montant à décaisser est de 1,4 milliard de d’€ (4,578 milliards de dinars) et ratio non décaissé atteignant 71%.
53% des projets dont les lignes de financement ont été accordées sont aujourd’hui âgés de plus de 6 ans, et représentent 37% des restants à décaisser.
Dans la présentation exposée en juin 2021 à Hichem Mechichi, CDG de l’époque, on cite 3 phases :
– Avant 2012 : 37 projets avec un reliquat de 350 millions d’€ et ratio non-décaissé faible autour de 20% ;
– Entre 2013 et 2016 : 78 projets avec un reliquat de 1,6 milliard d’€ et ratio non-décaissé autour de 50% ;
– Depuis 2017 (plan Tunisie 2020) : 103 projets avec un reste à décaisser de 3,2 milliards d’€ et ratio non-décaissé de 90%.
En moyenne, les projets sont en retard de 18 mois et 66% des retards sont attribuables à 2 secteurs, en l’occurrence l’eau et les transports. D’après le diagnostic IFI, la moitié des retards est attribuable à la passation des marchés et à la capacité de la MOA à bien définir et exprimer les besoins, à l’entrée en vigueur des conventions, aux contraintes sociales, à la maturité des projets et à la performance de la MOE.
Il faut reconnaître que le problème des compétences se pose avec acuité dans une administration mise à rude épreuve par un système politique tricéphale, à la merci d’acteurs politiques incompétents eux-mêmes et atteints d’une déficience aiguë de vision, ce qui rend l’Administration publique incapable de produire un changement propice à la réussite d’actions de réformes utiles pour l’économie.
Les retards sont également dus aux performances des assistances techniques, aux procédures des bailleurs à la gestion fiduciaire et aux paiements.
Manque de coordination entre les ministères et inefficience des acteurs locaux
Les experts IFI attirent l’attention sur le manque de communication et de compréhension réciproque entre les parties prenantes au sein de chaque ministère ainsi qu’à l’instabilité des structures de mise en œuvre des projets, ce qui engendre une grande démotivation dans la fonction publique.
Autre raison de la lenteur ou de l’incapacité d’avancer sur des projets dont les financements sont disponibles se rapporte aussi à la supervision et l’engagement avec les partenaires locaux dont les effets seraient contre-productifs, d’où, paraît-il, le souhait des bailleurs de fonds d’associer la société civile pour promouvoir le développement socioéconomique, accélérer et débloquer les projets de développements et de transformation. Car dans un contexte d’instabilité politique, l’administration se retrouverait dans une situation de défiance handicapante à l’action publique.
Une recommandation assez risquée lorsque nous savons qu’une grande partie de la société civile est financée par les mêmes bailleurs de fonds de l’Etat tunisien et qu’à ce titre, elle serait plus à leur ordre qu’au service des intérêts nationaux dans la logique de « main qui donne, main qui dirige ».
Sur le très court terme les IFI appellent à « autoriser par décret ministériel l’application exclusive des procédures de passation des marchés des bailleurs (pour tous types de financements) et exclure les procédures de contrôles nationaux ». La CSM pourrait, selon eux, continuer à effectuer des contrôles a posteriori et sur le moyen terme, ils conseillent la mise en place d’un contrôle public des marchés plus efficace.
Dans une logique d’échange de bons procédés, le gouvernement tunisien pourrait prier les bailleurs de fonds qui lui accordent des lignes de financement que le contribuable doit rembourser de ne pas intervenir dans l’élaboration des clauses des cahiers des charges pour favoriser leurs soumissionnaires, une attitude inacceptable qui malheureusement s’installe de plus en plus surtout de la part des partenaires allemands qui pèsent de tout leur poids en Tunisie.
Le gouvernement Bouden, qui n’est pas soumis à l’approbation d’un Parlement, en grande partie inculte sur le plan économique, aurait à assumer la lourde tâche d’imposer à l’administration publique d’autres règles de jeu dans l’octroi et la passation des marchés, plus souples, plus agiles et plus transparentes.
Ceci est d’autant plus important que dans l’état actuel des choses, la capacité de l’État tunisien à investir dans de grands projets publics est limitée. Débloquer les projets qui patinent et rassurer les investisseurs et bailleurs de fonds.
Dans une Tunisie où le choc de la pandémie de Covid-19 a aggravé les fragilités d’une économie affaiblie par une transition politique interminable, le sauvetage du pays passe par la force de la décision, la pertinence et l’efficience des réformes, et l’accélération, entre autres, de la mise en œuvre des projets d’investissement financés par les IFI.
Amel Belhadj Ali