Ministre de l’Education nationale sous le régime Ben Ali, ministre aussi occupant le même poste avec le gouvernement Béji Caïd Essebsi, Hatem Ben Salem observe depuis toujours l’évolution de la Tunisie et s’inquiète aujourd’hui des bouleversements institutionnels. Face à une transition qui dure, à des institutions marginalisées ou absentes et une crise économique inédite, il perçoit le danger et préconise un gouvernement de guerre pour sauver l’Etat. C’est aux idées qu’il s’intéresse et c’est à une révolution intellectuelle, économique et juridique qu’il appelle les acteurs de la scène publique nationale.
Dans l’interview ci-après (en deux temps), Hatem Ben Salem nous expose sa vision pour une Tunisie différente.
WMC : Hatem Ben Salem, vous n’êtes pas un nouvel arrivant sur la scène politique, vous avez exercé de hautes fonctions avant 2011, vous avez aussi occupé de hauts postes sous la présidence de Béji Caïd Essebsi. Quels enseignements tirez-vous de votre expérience au pouvoir dans deux régimes différents ?
Hatem Ben Salem : Le premier enseignement que j’ai tiré de mon expérience est qu’on ne peut pas fonder l’avenir d’un pays exclusivement sur une personne quelle que soit sa compétence, son intelligence, sa perspicacité ou sa force de caractère. La puissance d’un pays ne dépend pas des aptitudes d’une personne à le diriger mais tient à la force de ses institutions. Des institutions librement et murement choisies par le peuple.
Maturité du peuple ? Pensez-vous que les choix du peuple tunisien illustrent sa maturité ?
Aujourd’hui, il y a un décalage inquiétant entre la maturité du peuple et celle de ses élites. Ce décalage existe parce que nous ne pouvons pas fonder une doctrine politique ou une idéologie sur la base ou à la suite d’événements exceptionnels comme des émeutes ou une révolution.
Nous ne pouvons assurer l’avenir d’un Etat et le développement d’une nation que sur la base de principes démocratiques bien compris, je souligne bien compris.
La démocratie ne rime pas avec anarchie ou chaos. La démocratie c’est d’abord le respect de l’autre, le respect des minorités, le respect de la légitimité des élus, le respect des institutions et le respect de la légalité des pouvoirs en place.
Il est vrai qu’on ne peut pas sortir un peuple de la méconnaissance totale de l’exercice démocratique à un état de démocratie parfaite. Mais la démocratie n’est pas un café instantané.
Et la faute majeure après 2011 a été d’avoir confondu la personne de Ben Ali avec les institutions qui ont été mises en place de son temps et celles qui l’ont précédé. Cette confusion a été à la base de tous les problèmes institutionnels et constitutionnels que nous avons eus depuis 2011.
Nous aurions pu garder des institutions telles que le Conseil constitutionnel et le transformer en une Cour constitutionnelle. Nous aurions pu garder le Conseil économique et social, et la Chambre des conseillers.
Nous pouvions garder ces institutions, les remodeler et leur donner la légitimité populaire nécessaire à travers des élections transparentes. Ces institutions auraient été d’un grand apport à une Tunisie en phase transitoire, passant brutalement d’un régime à un autre. Les avoir éliminées est une faute majeure.
Ne pensez-vous pas que l’un des problèmes majeurs de la Tunisie est l’infantilisation d’un peuple rendu irresponsable par un Etat providence qui décidait de tout depuis l’indépendance ?
Il est vrai qu’il y a une question de maturité politique, il est vrai qu’on ne peut pas sortir un peuple de la méconnaissance totale de l’exercice démocratique à un état de démocratie parfaite. C’est impossible. Mais la démocratie n’est pas un café instantané. Elle se construit sur des décennies. Et personnellement je ne peux pas imaginer une Tunisie qui ne soit pas adossée à des institutions démocratiques stables et durables. Si nous ne réussissons pas à asseoir ces institutions démocratiques dans les toutes prochaines années, il n’y aura jamais de stabilité politique en Tunisie, et nous aurons toujours besoin du sauveur dictateur. C’est un cercle vicieux. Nous ne sortirons jamais de l’état d’insécurité idéologique, intellectuelle, politique et de l’indigence culturelle.
Ce qui nous interpelle dans ce qui s’est passé le 14 janvier 2011 est que les Tunisiens, qui avaient occupé l’Avenue Habib Bourguiba brandissant le slogan “dégage“, ne sont pas ceux souffrant de pauvreté ou de marginalisation mais plutôt ceux des quartiers plus ou moins aisés. Ceux-là mêmes dont une partie dit regretter, aujourd’hui, l’ère Ben Ali et appelle même à la militarisation du pouvoir pour rétablir l’ordre. Quelle lecture faites-vous de cet état de fait ?
La classe la plus lésée depuis le 14 janvier est bien la classe moyenne. Cette classe qui faisait approximativement 70 à 80% de la Tunisie a tout perdu. Cette classe n’existe plus. Aujourd’hui, nous avons une classe de riches et une classe de pauvres avec des échelles, mais elle reste toujours une classe de pauvres. La paupérisation de la classe moyenne et éclairée qui était le pilier de l’Etat a laissé un vide qui ne peut être que propice à l’anarchie.
Nous avons perdu le rôle régulateur, sécurisant, stratège, compensateur, solidaire et les capacités régaliennes de l’Etat au profit d’un commerce parallèle, d’instances parallèles
Cette classe est laminée aujourd’hui et elle a disparu. Et parce qu’un pauvre n’a rien à perdre, il existe aujourd’hui en Tunisie un potentiel d’instabilité de ce que j’ai toujours appelé les « forces déstructurées ». Les forces qu’on ne peut ni prévoir ni contrôler, c’est ce qu’il y a de plus dangereux pour l’avenir de notre pays. C’est la raison pour laquelle que nous estimons aujourd’hui que l’économique et le social doivent revenir au centre des préoccupations de nos gouvernants quels qu’ils soient.
Nous avons perdu assez de temps, voire beaucoup de temps, à parloter politique sans aucun résultat politique. Nous vivons aujourd’hui une situation institutionnelle qui n’est pas acceptable pour un peuple.
Nous avons perdu le rôle régulateur de l’Etat, le rôle sécurisant de l’Etat, le rôle stratège de l’Etat, le rôle compensateur de l’Etat, le rôle solidaire et les capacités régaliennes de l’Etat au profit d’un commerce parallèle, d’instances parallèles, des barons de drogue, de mafias et de lobbys que nous n’avons jamais vu dans notre pays jouissant d’une telle puissance. Notre mission aujourd’hui est de sauver l’Etat tunisien.
Comment d’après vous ?
J’ai proposé que, concomitamment avec les forces politiques, nous revoyions la Constitution et que nous procédions à sa révision pour mettre en place un nouveau régime politique. Parallèlement à ce processus politique, qui peut être mené par le chef de l’Etat, je propose un dialogue national centré sur des objectifs précis et en prime l’état des lieux socioéconomiques de la Tunisie, bien avant les questions politiques, parce que nous ne pouvons pas discuter de politique avec un ventre vide.
Aujourd’hui, l’Etat est en faillite, de gros risques pèsent sur la stabilité financière de l’Etat parce que les finances publiques sont au plus mal. Il y a urgence à ce qu’un gouvernement, que j’ai appelé « gouvernement de guerre », puisse prendre les choses en main, avoir un moratoire de deux ans sur le plan social sans grèves et sans revendications sociales en accord avec l’UGTT et mettre en place un plan de sauvetage de l’économie de la Tunisie, qui pourra par la suite impacter sur le social.
Quelles en seraient les grandes lignes ?
Le premier axe est une réforme fiscale. La première des urgences est de trouver des moyens consensuels pour renflouer le Trésor public. Les pistes sont là, elles sont possibles et négociables. Nous pouvons, en une année, renflouer en partie le budget tunisien en mettant en place un système d’imposition révolutionnaire comme celui de la taxe unique.
Nous pouvons faire en sorte que, pour les grands secteurs de production et de service de la Tunisie, sur la base d’un consensus avec les partenaires sociaux, les taxes soient récupérées instantanément.
Nous pouvons introduire et généraliser le système des caisses intelligentes.
Les pistes à creuser sont possibles et prometteuses. Elles peuvent changer la donne financière publique tunisienne, et très très vite.
Il y a urgence qu’un « gouvernement de guerre » puisse prendre les choses en main, avoir un moratoire de deux ans sur le plan social sans grèves et sans revendications sociales
La deuxième réforme est la réforme de l’Etat et de l’administration tunisienne. Il faut prendre des décisions très vite pour que l’administration soit le moteur d’un « Etat premier employeur et premier investisseur ».
Premier employeur ? Ce qu’on reproche à l’Etat, c’est justement de suremployer ?
Je ne suis pas contre un Etat premier employeur. L’Etat a plusieurs moyens de recruter et pas seulement dans la fonction publique, il y a le partenariat PPP qui peut être porteur de projets très impactants pour l’économie nationale.
Comment réformer une administration en perte de compétences ?
Tout est récupérable. Il faut tout simplement remettre le mérite au centre des carrières des fonctionnaires. La systématisation des carrières n’est plus acceptable de nos jours. Il n’est pas juste et équitable que ceux qui ne travaillent pas bénéficient des mêmes privilèges que ceux qui travaillent et jouissent des mêmes perspectives de carrières. Le mérite doit être une condition à toute carrière, et je ne pense pas que les syndicats s’y opposeront. Ils ne pénaliseront pas le travail et l’engagement de fonctionnaires sérieux et compétents au profit d’autres manfoutistes et irresponsables. Chacun doit mériter son salaire, chaque peine du mérite salaire, à chaque effort le salaire adéquat.
Il n’est pas juste et équitable que ceux qui ne travaillent pas bénéficient des mêmes privilèges que ceux qui travaillent et jouissent des mêmes perspectives de carrières
C’est une révolution culturelle qu’il faut pour changer cet état de choses…
C’est la mentalité qu’il faut changer, et c’est possible, parce que ma petite expérience de plus de 35 ans dans l’administration publique m’a montré qu’à chaque fois qu’en haut de l’échelle administrative on donne l’exemple, les troupes suivent. Si on est honnête, compétent, positif et responsable, les troupes prennent le pli. Il s’agit d’une cohérence dans les idées et aussi dans la posture que nous adoptons.
Par exemple, on ne peut pas parler d’austérité et se balader en Mercedes. Il faut aussi revoir les salaires des fonctionnaires et les privilèges matériels. Je suis pour réduire le parc automobile de l’administration publique. C’est une véritable aberration. Nous sommes l’un des rares pays au monde qui offre ces avantages. C’est tout simplement de l’hypocrisie. Pour éviter d’accorder aux fonctionnaires les salaires qu’ils méritent, nous nous réfugions dans des solutions de rechange. J’estime que tout doit apparaître dans la fiche des salaires.
Prenez aujourd’hui le bulletin de paye d’un salarié dans la fonction publique, vous n’y comprendrez rien. C’est pour cette raison que je demande qu’il y ait une réforme fiscale radicale, qui enlève la systématisation des prélèvements sur les salaires de la fonction publique et protège les privilèges de ceux qui gagnent énormément d’argent aujourd’hui comme dans certaines professions libérales.
Donc réformer fiscalement pour avoir de l’argent, réformer l’administration pour avoir un outil de développement efficace et surtout essayer de faire en sorte que des secteurs clés comme ceux de la justice, de la santé, de l’éducation et de l’énergie puissent fonctionner autrement. Une mentalité différente des réglementations plus souples et plus efficientes inciteront le Tunisien à être responsable et encourageront le secteur privé à investir.
Comment voulez-vous réussir ça et convaincre les compétences de rester dans l’administration publique lorsque des chasseurs de têtes s’acharnent à les débaucher ? Et beaucoup parmi elles sont parties.
Lorsque Saddam Hussein a pris le pouvoir, pour reconstruire son pays, il a fait une chose très simple : il a proposé de payer les Irakiens ingénieurs, médecins et hautes compétences expatriées leurs salaires à l’international. Un moteur ne peut fonctionner qu’avec du fuel, les compétences sont le fuel de l’Administration publique et de l’Etat. Il faut que nos compétences reviennent, il faut investir dans l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche, il faut investir dans le secteur de la formation professionnelle et revoir toutes nos stratégies.
Réformer fiscalement pour avoir de l’argent, réformer l’administration pour avoir un outil de développement efficace et essayer de faire en sorte que des secteurs clés puissent fonctionner autrement
Les idées, nous en avons, les projets aussi, il faut juste mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut. Aujourd’hui, il est inadmissible que le secteur de la santé continue à dépendre du bien vouloir de quelques petits fonctionnaires ! Il est inacceptable de voir des professeurs en médecine incapables de gérer leurs services non par incompétences mais par impuissance face à la généralisation de l’indiscipline et la non application des lois en vigueur. Il est quand même aberrant que des élites démissionnent et se mettent en retrait pour que les médiocres, forts de leurs alliances partisanes ou de leurs allégeances politiques ou autres, prennent leurs places.
Notre Administration est sclérosée et la dernière décennie ne l’a pas améliorée, la métamorphoser sera-t-il aisé ?
Plus que tout, c’est de volonté qu’il s’agit. Vouloir, c’est pouvoir. Il est grand temps de revoir le système d’autorisation mis en place par l’Administration et qui lui donne toute cette puissance. Dans notre pays, tout est à revoir, et en prime l’image que nous portons les uns sur les autres. On verrouille pour mieux contrôler et éviter les abus, il faut changer de paradigme. De coupable jusqu’à preuve de son innocence, accordons notre confiance à nos concitoyens et considérons que tout individu est de bonne foi et innocent jusqu’à preuve du contraire. Nous devons digitaliser et investir dans les APS*.
Voyez les médias du monde, les personnalités qui interviennent en tant que chroniqueurs, les diplômes qu’ils détiennent, l’expérience qu’ils ont…
Pendant toutes ces années, on a ressorti le pire chez le Tunisien à tel point qu’il a perdu son estime de lui-même et ne se projette plus dans son pays. D’après vous quelle est la responsabilité des acteurs publics dans cet état de fait ?
Quand vous voyez les niveaux actuels de certains médias, quand vous voyez comment on analyse des phénomènes et des événements nationaux ou internationaux, vous comprenez comment beaucoup de nos compatriotes se sont mépris quant à ce qui est arrivé dans leur propre pays. Voyez comment aujourd’hui on couvre les événements en Ukraine, c’est une honte, il n’y a pas d’analyse, il n’y a aucune prospective. Il n’y a pas d’experts capables d’analyser de manière objective et scientifique ce qui se passe dans le conflit russo-ukrainien.
Lire aussi : Guerre Russie – Ukraine : Gare à la militarisation de la Méditerranée, prévient Hatem Ben Salem
Nous sommes dans la superficialité, dans l’immédiateté, dans l’événementiel. Tout cela pourquoi, parce qu’à un certain moment, la classe médiatique a été infiltrée par des personnes qui n’ont rien à voir avec les médias et l’information, ceux que je décrirais d’intrus. Voyez les médias du monde, voyez les personnalités qui interviennent en tant que chroniqueurs, voyez les diplômes qu’ils détiennent, l’expérience qu’ils ont et leurs capacités d’analyse, et faites la comparaison avec ce qui se passe chez nous.
La communication mal faite, mal réfléchie, mal présentée affecte le peuple, son niveau de compréhension et sa capacité d’analyse du peuple. Elle affecte son niveau intellectuel et ceci est l’une des conséquences de l’après-2011. Au lieu de hisser le niveau du discours public, on a nivelé par le bas, et c’est ce qui explique que l’opinion publique chez nous soit totalement déstabilisée et désorientée. Elle n’arrive plus à suivre, qu’il s’agisse du national ou de l’international, et c’est tout le danger parce qu’une opinion publique fragilisée est manipulable et influençable, et elle n’est donc pas capable d’avoir la maturité nécessaire pour prendre les bonnes décisions et choisir des leaders de haute facture pour mener le pays à bon port et assurer l’avenir des futures générations.
Comment pourrions-nous responsabiliser une opinion publique infantilisée ? Voilà la vraie question.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
APS : logiciel SIRH (Système d’Information des Ressources Humaines)
Article en relation: « Restructurer nos ministères pour une plus grande cohérence de nos politiques économiques », plaide Hatem Ben Salem