Une guerre contre la spéculation dans un contexte international inédit et un conflit entre la Russie et l’Ukraine dont les conséquences sont désastreuses sur le monde entier, notamment sur les pays démunis sur le plan économique, la Tunisie entre autres. Une Tunisie où on tire à bout portant sur tout ce qui bouge, engageant des actions non adossées à une stratégie bien pensée, rationnelle et intelligente prenant des mesures qui ne s’appuient même pas sur une véritable Task force capable d’engager des opérations ponctuelles sans nuire au tissu entrepreneurial. Ceci, en l’absence d’une communication gouvernementale convaincante et rassurante dans un pays où on ne se pose même pas les véritables questions pour prendre les bonnes décisions.
Le point dans l’entretien ci-après avec Habib Karaouli, PDG de Cap Afrique.
WMC : Une guerre entre deux pays qui figurent parmi les premiers exportateurs des céréales et des hydrocarbures qui a déclenché une envolée des prix à l’international. La pénurie commence à se faire sentir en Tunisie. Pensez-vous notre pays bien préparé pour faire face à une possible crise alimentaire si la guerre s’éternise ?
Habib Karaouli : Je ne pense pas que la Tunisie dispose aujourd’hui des stocks stratégiques qui lui permettront de résister longtemps. Déjà que nous n’avons même pas su gérer l’abondance. Les bonnes saisons agricoles ont été quasiment une malédiction pour nous. Vous vous rappelez l’année où nous avons eu une surproduction de céréales ? Nous n’avons même pas trouvé des silos pour la stocker. Nous n’avons également pas su gérer les surproductions d’huile d’olive ou de lait.
Les gens oublient souvent que nous importons plus de 90% du blé tendre, 40 à 65% de blé dur selon l’importance des récoltes et 50% d’orge.
Nous n’avons pas non plus été en mesure de constituer des stocks stratégiques, et nous n’avons pas proposé des prix raisonnables et acceptables aux producteurs qu’il fallait fidéliser.
Nous ne sommes pas préparés parce que tout gouvernement qui est au fait de ce qui se passe dans le monde et ce qui se passe en interne doit se préparer à toutes les éventualités, et donc il y a des stocks stratégiques qui devraient être constitués dans les produits qui nous manquent le plus. Ce n’est pas le cas de la Tunisie.
En Jordanie le stock stratégique des céréales est de quinze mois…
Aux Etats-Unis, il est de 12 mois pour les hydrocarbures et les matières de base sont renouvelées régulièrement. En Tunisie, la crise n’est pas née aujourd’hui, elle s’est malheureusement amplifiée avec la guerre en Ukraine, et elle va encore s’amplifier, parce que je pense que le conflit russo-ukrainien ne finira pas de sitôt même si un cessez-le-feu est envisageable.
Il y aura un effet de résonnance dont nous en subirons l’impact rien qu’à travers le blocus rigoureux imposé par l’Europe sur la Russie.
Il y a bien entendu le déficit de nos réserves céréalières que nous aurions pu anticiper.
Les gens oublient souvent que nous importons plus de 90% du blé tendre, 40 à 65% de blé dur selon l’importance des récoltes et 50% d’orge. Ceci n’est pas nouveau. Il fallait acquérir les quantités nécessaires pendant que les prix étaient abordables. Aujourd’hui, les prix ont augmenté par deux fois, successivement sur l’exercice 21 de 3% et depuis le déclenchement de la guerre de quasiment 50%. Il faut pouvoir gérer cela, et il y a un surcoût à assumer.
Le devoir d’un gouvernement est de prévoir toutes les éventualités. Maintenant, il faut aussi se préparer aux difficultés à venir, s’agissant de l’approvisionnement de notre pays en énergie. C’est à un surcoût d’environ 2 milliards de dinars qu’il faut s’attendre pour les céréales et à de fortes hausses des prix dans l’énergie. L’estimation du baril de pétrole dans le budget est de 75 $ alors que les cours internationaux varient aujourd’hui entre 100 et 110 $.
Le prince héritier d’Arabie saoudite n’a de cesse de répéter que l’accord OPEP+ Russie ne sera pas révisé, qu’il n’y aura pas d’augmentation de la production pétrolière, et donc il y a risque pour que le prix du baril du pétrole soit maintenu à des niveaux supérieurs.
Ils sont en train de résister mais ils vont être amenés à le faire d’autant plus qu’il va y avoir une contraction de la demande. Tous les instituts de prévision sont en train de revoir à la baisse les taux de croissance, et donc de l’activité et de la demande sur le pétrole. Je pense personnellement que les prix seront maintenus aux alentours de 100 dollars le baril, ce qui revient à 6 milliards de dinars qui n’étaient pas prévus dans le budget, et c’est autant de ressources additionnelles qu’il faut chercher.
Quels sont les secteurs économiques qui seront les plus touchés par cette crise internationale, d’après vous ?
Le tourisme. Notre campagne touristique ciblait 1 million de visiteurs entre Russes et Ukrainiens, aujourd’hui, ça n’est plus d’actualité. Certains croient que les touristes qui viennent de l’Europe occidentale combleront le manque à gagner. Mais avec la cherté de la vie, la crise, de nouvelles exigences, et cette propension tout à fait humaine à s’épargner pendant les moments de crise, on peut prévoir des jours difficiles. Il y aura probablement une contraction à ce niveau-là.
Nous risquons d’avoir une hyperinflation. Je rappelle que nous sommes dans le quatrième mois successif d’augmentation de l’inflation.
Le plus malheureux est que nous sommes dans l’inertie comme paralysés. Nous nous attendions à une cellule de crise au Premier ministère, nous pensions qu’un think tank serait associé à une réflexion approfondie au sommet de l’Etat pour l’évaluation de la situation et aiderait à dégager un certain nombre de scénarios, en l’absence d’un Conseil économique et social et de structures censés travailler sur les possibles pistes de sortie, mais il n’en est rien à ce jour.
Tous les pays européens se sont préparés à cette éventualité-là. La Banque centrale européenne vient de publier ses pronostics quant à la révision des taux de croissance dans les différents pays européens, il va y avoir une contraction. Si cette tendance continue, cela va engendrer un scénario dégradé ; et un scénario dégradé veut dire une remise en cause fondamentale de tous nos équilibres, notamment des équilibres de la finance publique. Nous risquons d’avoir une hyperinflation. Je rappelle que nous sommes dans le quatrième mois successif d’augmentation de l’inflation. Une inflation qui va encore s’accélérer, et cela est hautement déstabilisant.
Aussi, il y a deux facteurs de risque, je pense, assez importants. C’est la récurrence de la pénurie alimentaire, avec tout ce qu’elle comporte comme élément disturbant dans une société avec un impact social assez marquant qui augure d’une situation extrêmement difficile à gérer.
Face à tout cela, que pensez-vous de la posture du gouvernement ? Dans d’autres pays arabes, nous avons vu des initiatives rassurantes prises par les autorités publiques en direction des classes défavorisées et incitatives et encourageantes pour les investisseurs. En Tunisie, rien de vraiment rassurant à part la campagne contre la spéculation et des discours quelquefois menaçants en direction des investisseurs.
Cette posture est vraiment inexplicable. J’ai du mal à comprendre la désinvolture avec laquelle on est en train d’appréhender une situation extrêmement difficile. Nous attendions davantage de pugnacité, d’anticipation et de prise en charge de tous les éléments de cette crise. Ce qui se passe est qu’on est dans une passivité révoltante. Nous attendons tranquillement de subir les conséquences d’une crise internationale qui frappe de plein fouet nos partenaires classiques.
J’ai toujours été de ceux convaincus qu’il faut agir pour ne pas subir, et nous sommes en train de subir. Nous aurions pu prendre nombre d’initiatives. Il y a un exemple symptomatique de l’attitude générale, c’est celui du rapatriement de nos ressortissants en Ukraine. Nous aurions pu quand même nous y préparer dès le déclenchement des hostilités et réagir rapidement, mais non comme toujours, nous avons été dans l’improvisation, cherchant soutien et aide de je ne sais qui. Un Etat qui ne protège pas ses citoyens ne doit pas s’attendre à ce que ses citoyens le protègent.
Déjà que notre gouvernement n’a pas réagi lorsque la France a expulsé 1 200 de nos ressortissants.
C’est parce que l’art de la négociation nous est étranger. On voit avec la crise entre la Russie et l’Ukraine, que chaque pays fait tout ce qui est en son pouvoir pour mieux négocier et améliorer les conditions des négociations. Il y aura un accord de paix, la guerre ne va pas s’éterniser. Cette guerre est en Europe, et aucun pays européen ou occidental ne peut décemment accepter qu’il y ait un foyer de tension aussi important sur le site européen. Ce dont sont convaincus nombre d’analystes et de géostratèges est qu’on finira par aller vers une solution qui sauverait la face de la Russie et préserverait l’image de l’Ukraine. La Russie obtiendra ses garanties sécuritaires, et l’Ukraine sera protégée même avec un statut de pays neutre et sans adhésion à l’OTAN.
Et nous dans tout cela ?
Justement. Qu’attendons-nous ? Il faut bien nous préparer pour faire face à un contexte socioéconomique difficile. Il y a des mesures proactives, qui auraient dû être prises comme dans certains pays voisins, telle l’interdiction de l’exportation d’un certain nombre de produits de première nécessité pour en donner la priorité à leurs concitoyens.
En 2014, la production des céréales en Russie était aux alentours de 25 à 30 millions de tonnes. Aujourd’hui, elle a atteint les 100 millions de tonnes. Les Russes se sont donné les moyens et en peu de temps d’être autonomes, indépendants et souverains.
Au-delà des malheurs qu’elles causent, les grandes crises offrent également de grandes opportunités.
Que proposez-vous ?
Il est temps de réfléchir sérieusement à notre autonomie et à notre souveraineté alimentaire. Je ne parle pas d’une souveraineté qui se limite à constituer des stocks de produits de consommation de base importés. La souveraineté doit se traduire concrètement par des décisions et des actions pour que l’agriculture bénéficie de tous les moyens lui permettant de satisfaire aux besoins du pays. Sur plusieurs années et avec des taux de croissance négative de 9%, le seul secteur qui assure une croissance positive de plus de 4% est l’agriculture.
C’est un secteur qui continue à produire et à faire de la valeur ajoutée, et cela sans une politique de développement globale, claire et stratégique. Que dire si nous mettons en place une véritable stratégie pour notre souveraineté agricole.
Vous parlez de décupler la production des céréales ?
Pas uniquement les céréales. Nous n’avons jamais réalisé une autosuffisance céréalière, ce qui ne veut pas dire que c’est impossible. Parlons de souveraineté alimentaire, diversifions nos produits, parce que nous n’allons pas subir l’augmentation des prix des céréales seulement mais tout l’impact qu’il va y avoir de ce fait. Il y aura des réactions en cascade sur toute la chaîne d’alimentation, et c’est aussi la conséquence de l’augmentation du prix de pétrole. Conclusion, il est grand temps de penser à une stratégie alternative, une stratégie de souveraineté, nous avons les moyens de le faire et même les moyens d’exporter, et c’est le moment de le faire.
Comment un gouvernement que vous avez décrit comme désinvolte pourrait adopter pareilles stratégies ? Voyez ce qui se passe aujourd’hui dans les campagnes menées contre la spéculation, le secteur formel est aussi attaqué que le secteur informel.
Il est évident que la condition essentielle pour déclencher un mouvement régénérateur de notre agriculture et même de notre économie est le leadership. Avons-nous un leadership capable de traduire les opportunités qui se présentent à nous en des atouts au service du développement économique de notre pays ? Nous observons un manque de cohérence totale dans tout ce qui est entrepris actuellement. Il y a un moment où il faut installer la confiance pour reprendre l’investissement, parce que l’investissement privé doit absolument reprendre en Tunisie à défaut de l’investissement public.
Pousser, faciliter, encourager l’investissement privé, c’est vital pour notre pays, mais là on est en train de faire tout le contraire. En plus, il faut comprendre que lorsque nous généralisons les campagnes de lutte contre des phénomènes tels que la spéculation ou le monopole, nous allons nous attaquer aussi à ceux qui sont transparents, et le secteur qui va profiter le plus de ce genre de campagne est l’informel qui n’est pas contrôlé et qui est difficile à maîtriser.
L’informel exploite toute situation de fragilité et de vulnérabilité. L’amalgame n’est jamais bon, c’est pour ça qu’il faut, dans toute campagne menée pour de nobles causes, identifier l’ennemi. L’ennemi ne doit pas être le chef d’entreprise, l’ennemi ne doit pas être l’entrepreneur ou celui qui produit, et qui prend des risques pour investir, l’ennemi doit être celui qui travaille hors du circuit formel, qui ne paie pas ses impôts, qui ne paie pas les charges sociales et qui enfreint les lois. C’est ce type d’ennemi qu’il faut combattre et non pas ceux qui sont en train de produire de la richesse et de respecter leurs engagements.
Comment dans ce cas limiter les mauvaises pratiques en préservant le tissu entrepreneurial respectable ?
Il faut éviter l’événementiel et adopter des stratégies basées sur des études de terrain, sur les rapports établis par les organes de contrôle, suivre l’évolution des prix, la disponibilité des produits ou les raisons derrière leur indisponibilité, etc. Mais l’amalgame n’est pas acceptable. Criminaliser les entreprises qui constituent des stocks est absurde. La définition du stock dans l’entreprise est connue de tout le monde. L’entreprise ne peut pas fonctionner sans stock, assimiler le stock d’une entreprise à de la spéculation, c’est ignorer les véritables maux. C’est le contraire qui doit se passer, l’entreprise doit être pénalisée si elle n’a pas de stock. C’est pour cela que j’ai parlé, plus haut, de cohérence.
L’entreprise ne peut pas fonctionner sans stock, assimiler le stock d’une entreprise à de la spéculation, c’est ignorer les véritables maux.
Dans le secteur agricole, nous disposons d’une panoplie d’incitations visant à encourager les agriculteurs à avoir leurs propres chambres froides pour la conservation de leurs produits pour réguler les prix sur le marché. Il y a même des incitations fiscales qui ont été élaborées à ce dessein, qu’on ne vienne pas aujourd’hui leur reprocher d’avoir fait ce qu’on leur a incités à faire.
La circulaire de la ministre de la Justice priant le parquet d’user de tout l’arsenal du pénal pour sanctionner systématiquement ce qu’on estime être des contrevenants est impressionnante. Elle rappelle l’ère du maccartisme qui a pitoyablement échoué aux Etats-Unis. Il suffit que le président prononce un discours pour que toute la machine gouvernementale s’emballe sans tempérer et sans aucun sens du discernement. Votre commentaire ?
Je pense que ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays s’apprête plus à des tentatives de camoufler les véritables problèmes. L’histoire économique nous a appris beaucoup de choses. Elle nous a appris que l’encadrement des prix et le traitement administratif des prix des matières premières et des produits de consommation courante n’ont jamais été la meilleure méthode pour réduire l’augmentation des prix. C’est la première règle.
Interdire et user de grands moyens coercitifs revient à ouvrir un grand boulevard à la malversation, à la contrebande, à tous ceux qui transgressent la loi
La deuxième règle est qu’on ne combat pas une distorsion du marché par une approche judiciaire. La distorsion du marché se traite par d’autres moyens comme agir sur le coût, agir sur les conditions de la production, agir sur la monnaie servant aux transactions et agir sur les circuits de distribution qui sont parfaitement maîtrisables. La voie judiciaire doit être appliquée exclusivement à ceux qui enfreignent la loi.
Il ne faut pas généraliser les pratiques de descentes spectaculaires. Ceci nous rappelle un exemple historique, celui de la vente des boissons alcoolisées pendant la prohibition aux Etats-Unis. Jamais la consommation et les prix de l’alcool n’avaient autant augmenté que pendant cette période. L’ère de la prohibition, qui a duré 13 ans, est aujourd’hui considérée comme une expérience ratée qui a stimulé la consommation illégale d’alcool. C’est ce qui explique que les pouvoirs publics US ont tout simplement décidé de supprimer cette loi-là.
Interdire et user de grands moyens coercitifs revient à ouvrir un grand boulevard à la malversation, à la contrebande, à tous ceux qui transgressent la loi, avec tout ce qui peut y avoir comme conséquence sur la santé et l’érosion de l’économie. Même si je peux admettre que ponctuellement il y ait des mesures qu’il faut prendre pour châtier les coupables, il faut absolument adopter une politique beaucoup plus réfléchie et plus intelligente qui agit sur les facteurs qui ont fait que nous soyons arrivés à la situation de pénurie. Lorsqu’il y a un manque de produits de base sur le marché, c’est comme si on était dans une situation de guerre. Il y a tout ceux qui profitent de la guerre, et on le sait, tout ceux qui en temps de crise s’enrichissent beaucoup plus qu’en temps normal. Pour sévir, il faut agir différemment en asséchant les sources, il faut agir en amont pour justement faire un traitement sur le long terme et pas en aval comme des pompiers.
Face à tout cela, quelle alternative pour la Tunisie ? Avec un gouvernement qui ne sait pas, ne peut pas et n’a pas la compétence et la maîtrise nécessaires pour prendre les décisions ?
Des jours difficiles nous attendent. Mon inquiétude première est la posture d’inertie. Aujourd’hui, nous avons des partenaires avec lesquels nous sommes engagés et lourdement engagés qui nous disent : « nous avons des solutions pour vous ». C’est ce qui est arrivé dans la période de pré-colonisation. Nous sommes quasiment dans la même situation et la mise en place d’une commission financière.
Et pourtant, nous autres Tunisiens n’avons pas besoin que le FMI nous impose d’engager des réformes. Nous sommes capables de les faire, et nous l’avons prouvé par le passé. L’économie tunisienne et la société tunisienne ont une capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation. Nous avons connu des périodes où nous avons fait des taux de croissance extrêmement négatifs, à la fin des années 60, en 1986 ou en 1990 durant la première guerre du Golfe. Nous avons eu des taux de croissance négatifs, avec des finances publiques largement détériorées, mais nous avons vite assuré la relance parce qu’il y avait un leadership, il y avait une vision, et il y a eu un rétablissement relativement rapide de notre situation. Au bout de six ans, nous avons réussi à être dans l’Investment grade. Tant que nous ne sommes pas dans le déni, nous pouvons associer toutes les potentialités et toutes les bonnes volontés pour nous en sortir.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali