«Les décideurs tunisiens qui accèdent à de hautes responsabilités ont cette tendance à se spécialiser dans la construction des rez-de-chaussée et à refuser de construire en hauteur».
Abou SARRA
C’est cette belle image qu’aime utiliser souvent Faouzi Abderrahamane, cofondateur du parti libéral, Afek Tounès, et ancien ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, pour déplorer le comportement pathologique de certains responsables à se comporter comme si l’Histoire de la Tunisie commençait avec eux, et à rejeter, arbitrairement et sans aucune évaluation objective, les acquis du passé.
Cette image m’est revenue à l’esprit suite à la décision du chef de l’Etat, Kaïs Saïed, de promulguer, le 20 mars 2022, à l’occasion de la célébration du 66ème anniversaire de l’indépendance de la Tunisie, d’un décret-loi portant réglementation des «charikat Al Ahlia», sociétés sociales à base communautaire, alors que son gouvernement dispose d’un texte similaire adopté depuis le 10 juin 2020 par le Parlement (actuellement gelé) et portant création des sociétés d’économie sociale et solidaire (SESS).
Parce qu’en théorie, les sociétés communautaires, expérimentées dans un grand pays comme le Brésil et dans un tout petit pays comme le Sultanat d’Oman, ne seraient au final que des structures relevant de ce qu’on appelle le “Tiers secteur“, autre appellation de l’économie sociale et solidaire, lequel secteur devrait, dans une économie saine, concurrencer légalement les secteurs public et privé.
Incohérence du pouvoir en place
Comble de l’incohérence, en prévision de la publication des textes d’application de la loi sur l’économie sociale et solidaire (ESS), le gouvernement Bouden a programmé, dans le cadre de la loi de finances 2022, une enveloppe de 30 millions de dinars (MDT) dédiée à l’ESS, branche de l’économie qui concilie justement activité économique et équité sociale.
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Tout se passe comme si on avait deux gouvernements : un gouvernement Bouden – qui, en dépit des limites de sa marge de manœuvre, arrive à évoluer dans le cadre de la continuité de l’Etat tunisien – et un gouvernement qui n’existe que dans la tête du président Kaïs Saïed. Ce dernier, fort de l’état d’exception dans lequel se trouve actuellement le pays et de la puissance des décrets-lois dont il dispose, se permet d’assouvir, en toute légalité, ses ambitions politiques personnelles, en promulguant des textes périssables en raison de leur inapplicabilité. Et pour cause.
Des textes sans lendemain
Logiquement, si on se réfère à certaines analyses crédibles, la loi sur l’économie sociale et solidaire du 10 juin 2020 et le décret-loi sur les charikat Al Ahlia sont des textes sans lendemain.
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Selon l’économiste Hédi Zaiem, l’économie sociale et solidaire, développée à tort dans les textes comme «un correctif social» et comme une «branche à but non lucratif», doit être perçue comme «une économie sociale de marché. C’est-à-dire une branche où la performance et la rentabilité sont exigées.
Il estime, dans son ouvrage, «Les fausses pistes pour que le corona ne soit pas une simple parenthèse», que toute activité économique doit générer, par essence, de la rentabilité, et l’ESS, conçue dans le sens, comme c’est le cas en Occident, une économie sociale de marché, est concernée par la réalisation de performances économiques.
Pour lui, le principe est simple. Toute activité économique, voire toute activité créatrice de richesses, pour être attractive pour toute personne qui veut louer sa force de travail ou placer son argent, doit susciter impérativement un intérêt lucratif, sinon elle n’a aucune chance de perdurer.
Le décret-loi sur les charikat al ahlia qui vient d’être promulgué ne tient pas compte des remarques pertinentes de l’économiste. Dans son chapitre 6 (aliénas 2 et 3), le décret-loi insiste sur l’impératif d’accorder à «la priorité à l’homme et à la valeur du travail collectif aux dépens du profit individuel et de la réalisation d’intérêts personnels à travers l’intérêt communautaire».
Moralité de l’histoire : en excluant les volets “marché et rentabilité“, le nouveau texte porte en lui les germes de son inapplicabilité et de son échec.
Même au niveau de la forme, apparemment concocté à la hâte, le texte ressemble plus à une motion de congrès ou d’assemblée générale d’un mouvement politique qu’à un texte de loi sobre et clair. Il comporte plusieurs ambiguïtés et prête à des interprétations contradictoires.
Une autre occasion perdue
Au final, on peut dire qu’au regard des malheureux calculs corporatistes malsains qui ont fait que la loi sur l’économie sociale et solidaire du 10 juin 2020 soit viciée à la base et, partant, inapplicable, et au regard du populisme qui caractérise le décret-loi du 20 mars 2022 sur les charikat al Ahlia, nous sommes tentés de penser qu’aucune partie au pouvoir (UGTT, patronat, administration) ne veulent de l’économie sociale et solidaire en Tunisie.
Pourtant, ce projet de loi sur le tiers secteur recèle plusieurs avantages pour le pays, particulièrement en matière de création d’emplois (quelque 300 000 emplois pourraient être créés) et d’impulsion de l’investissement local à travers la création de milliers d’entités de services et de production.
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C’est encore une fois une autre occasion perdue à cause du dilettantisme de nos politiques.
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