Les déficits jumeaux privent le pays de son ressort financier. Le déficit primaire, devenu structurel, accentue l’insoutenabilité de la dette mettant à mal la solvabilité de la Tunisie. Pour permettre au pays de reprendre son souffle, Akram Gharbi, responsable de “Française Asset Management“ (Groupe Crédit Mutuel), n’exclut que le FMI puisse assortir son crédit à l’accord du gouvernement de rééchelonner la dette tunisienne.
WMW: L’agence Fitch Ratings a déclassé, rappelons-le, le 18 mars 2022, la note souveraine de la Tunisie de “B-“ à “CCC“. Quelle est la pertinence de ce signal d’alerte ?
Akram Gharbi : Le grade “CCC“ signifie que la Tunisie présente un risque de 50% de faire défaut sur sa dette lors des 12 prochains mois. Fitch dit que le déficit budgétaire de la Tunisie est obéré. Elle l’estime à 8,5% en fin d’année. Elle considère qu’à ce niveau, il accentue fortement l’insoutenabilité de la dette du pays laquelle atteint 86% de son PIB en 2022. L’agence déduit que la dégradation de la solvabilité du pays l’expose à un défaut sur sa prochaine échéance du mois d’octobre 2023, soit un Eurobond d’un montant de 500 millions d’euros.
Qu’en pensent les marchés ?
Les marchés ont toujours tendance à acter, cash, leur opinion. Sachez qu’à l’heure actuell,e les CDS (Credit Default Swap) sur cette obligation tunisienne se traitent à 40 points “Up-Front“. Comprenez par là que la valeur faciale de l’obligation est amputée d’une prime de risque de 40%.
Comment appréciez-vous la situation ?
Mes prévisions sont plus sévères que celles de Fitch Ratings. Je projette un déficit budgétaire de l’ordre de 10 à 11% du PIB à la fin de l’année 2022 contre 8,5% pour l’hypothèse Fitch. Et je crois que les augmentations à venir des prix des matières premières, de l’énergie ainsi que des produits agricoles seront plus marquées. Cela ne manquera pas d’impacter les réserves de change du pays et d’aggraver l’insoutenabilité de la dette.
Pour la Tunisie comme pour beaucoup d’autres pays y compris en UE, la situation sera encore plus dégradée que prévu. Je crains que les déficits jumeaux auxquels fait face la Tunisie se creusent davantage. En pareil contexte, la BCT aurait pu relever son taux directeur – ce qu’elle n’a pas fait. Le dinar va continuer donc à se déprécier. Et en cumul avec la flambée des cours, les importations vont mécaniquement renchérir, grevant par contrecoup les réserves de change du pays.
En cumul avec la flambée des cours, les importations vont mécaniquement renchérir, grevant par contrecoup les réserves de change du pays.
Dans la région, la Banque centrale de l’Egypte a préféré relever son taux directeur. Cela a pu contenir la dépréciation de la livre égyptienne. De même que cela a contribué à enrayer, un tant soit peu, le renchérissement des importations.
Est-ce fair-play de la part de Fitch Ratings de publier son rapport la veille de la revue avec le FMI ? N’est-ce pas une façon de susciter une influence négative ?
Le timing n’est pas, en effet, bien élégant. Cependant, les marchés s’étaient réajustés bien avant la publication de Fitch. Les opinions des agences de notation sont quasiment sans effets sur les marchés lesquels réagissent en connaissance de cause.
Sachez que la dette tunisienne s’échangeait au taux de 27% – qui est celui de la Zambie. Tirez-en les conséquences vous-même. Un adage professionnel dit que « le marché a toujours raison ». La Tunisie vit une série noire. Depuis 8 mois, elle ne pouvait plus avoir accès aux marchés et la situation s’est encore dégradée du fait de la guerre en Ukraine.
De plus, on voit que les pouvoirs publics ont de la peine à mettre en place les réformes. Au final cela complique la donne pour le pays.
Justement, quel regard portez-vous sur le programme de réformes que le gouvernement tunisien va présenter au FMI ?
C’est à n’en pas douter un programme volontariste. Il évoque courageusement la levée progressive des subventions des carburants. Cela pourrait s’étendre demain aux produits de base. C’est une option vertueuse, que je salue. Toutefois, la Tunisie a son talon d’Achille budgétaire. Il se trouve que 70 % des ressources de l’Etat vont aux dépenses publiques et au service de la dette. La proportion est trop élevée.
Paradoxalement, le service de la dette atteint à peine 3% du PIB, niveau tout à fait supportable. L’ennui est que le déficit primaire est devenu structurel.
Paradoxalement, le service de la dette atteint à peine 3% du PIB, niveau tout à fait supportable. L’ennui est que le déficit primaire, c’est-à-dire le déficit avant paiement du service de la dette, est devenu structurel. Cela fait que les dépenses publiques sont devenues trop lourdes. J’ajouterais qu’il est difficile de rationnaliser les dépenses publiques.
Il est évident que l’allégement des subventions améliorerait la situation. Mais il ne s’agit pas là d’un “Game Changer“, c’est-à-dire qu’il ne va pas modifier la situation, en profondeur. Sachez que la Tunisie figure dans le groupe des trois pays – dont l’Algérie et l’Angola – où les subventions des carburants sont les plus élevées. A titre d’exemple, l’Egypte ne subventionne pas du tout les carburants.
Pensez-vous que l’amnistie de change ou la convertibilité totale du dinar accentueraient le retour des IDE ?
Je pense que cela ne va pas résoudre le problème. Le message des marchés est clair : la Tunisie est pénalisée par le manque de confiance des investisseurs. Le retour des IDE ne pourrait se faire, me semble-t-il, qu’avec le rétablissement de l’édifice institutionnel et de la stabilité politique. L’Egypte n’est pas en meilleure posture financière que la Tunisie, en revanche les investisseurs font confiance au régime (égyptien, ndlr) et valident la justesse de la politique monétaire.
Depuis dix ans, la Tunisie souffre des rebondissements infinis de la transition démocratique. Elle a pris de plein fouet la crise de la Covid-19. Et la guerre en Ukraine ne fait qu’aggraver les circonstances. Pour inverser la tendance, il faut le retour de la confiance.
A la faveur de la TICAD 8 et du Sommet de la francophonie, peut-on espérer le retour des IDE ?
Il faut la stabilité et le retour des institutions ainsi que la restauration de la puissance publique. Cela pourrait créer un choc positif provoquant le retour de confiance. La question est tranchée de mon point de vue : il faut une certaine visibilité de perspective longue pour faire changer l’opinion des marchés.
Sur les douze prochains mois, quel est le scénario le plus probable ?
Par pragmatisme, je recommande de restructurer la dette. Cela est arrivé à divers pays dont la Thaïlande et le Chili. Il vaut mieux rééchelonner la dette que faire défaut. On peut toujours envisager une décote d’encours de 20 à 30 %, c’est un “Hair Cut“ acceptable. Je pense que c’est la solution la plus commode. La Tunisie doit pouvoir parler aux investisseurs privés et demander une rallonge de maturité pour l’encours de sa dette. Ce serait de l’ordre de 7 à 10 ans.
Le pays doit pouvoir s’aménager un temps d’implémentation pour les réformes qu’il doit entreprendre. Le coût social des réformes est éprouvant, et c’est pour cela qu’il faut inscrire le processus des réformes dans la temporalité. Et là on assistera progressivement au retour de la confiance ainsi que de la croissance.
Le pays doit pouvoir s’aménager un temps d’implémentation pour les réformes qu’il doit entreprendre.
Je pense que le FMI va assortir son accord au rééchelonnement de la dette. Je pense que la Tunisie pourra atteindre le palier de 5 % de croissance et le marché lui reconnait ce potentiel. Toutefois, le marché pense que tout le temps que le pays est instable, ce palier ne sera pas atteint.
Propos recueillis par Ali Abdessalam