L’Union européenne, dont le chef de la diplomatie, Joseph Borell, évoquait mi-février dernier, sur TV5, « la possibilité » de sanctionner la Tunisie en raison des réserves que l’UE émet au sujet du coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021, vient de faire un virage à 180°. En visite le 29 mars 2022 à Tunis Olivér Várhelyi, commissaire européen à la Politique du voisinage et à l’Elargissement, a tenu un discours complètement opposé, voire rassurant de grande amitié. Non seulement il a apporté le soutien politique de l’UE à la feuille de route tracée par le président Kaïs Saïed, mais il a également annoncé une aide financière significative de l’Union sur le court et moyen terme.
Abou SARRA
Olivér Várhelyi, qui devait en principe effectuer les 2 et 3 mars 2022 sa visite en Tunisie, l’a apparemment retardée exprès. Il semble avoir pris le temps nécessaire pour être mieux briefé sur cette évolution spectaculaire de la position européenne à l’endroit de la Tunisie post-15 juillet 2021.
Radioscopie d’un discours qui vient oxygéner et réchauffer les relations stratégiques tuniso-européennes.
L’UE soutient la feuille de route de Kaïs Saïed
Au rayon politique, Várhelyi a rappelé, dans son discours, qu’« en 2011, la Tunisie s’est engagée sur une voie démocratique, un processus certes difficile et avec des obstacles, mais elle a déjà parcouru un chemin très important. Et nous voyons un nouveau chapitre à cet égard, un nouveau champ de réformes qui arrive, profond, et nous sommes bien sûr absolument prêts pour accompagner la Tunisie dans cette nouvelle vague de réformes ».
Il a ajouté, et c’est là la grande nouveauté, « pour cela, je salue Monsieur le président (Kaïs Saïed, ndlr) pour la “roadmap“ qu’il a présentée et qui a renforcé encore une fois aujourd’hui notre échange, et je suis absolument prêt à annoncer à toute la Tunisie que nous sommes là pour vous aider, pour y arriver avec toutes ces dates qui ont déjà été annoncées et tous ces points de décisions qui sont très importants à maintenir ».
Mieux, Olivér Várhelyi a pris soin de ne pas parler de réactivation de l’ancien Parlement. Il a parlé de l’enjeu pour la Tunisie de disposer d’un Parlement dans l’absolu : « Et j’ai un bon sentiment que la Tunisie va réussir avec une réforme profonde qui vous donnera des institutions encore plus fortes, encore plus capables de livrer des résultats. Parce que ce n’est pas seulement le processus qui compte, mais aussi le résultat auquel vous pouvez arriver avec un Parlement qui fonctionne et qui est capable de prendre toutes les décisions nécessaires, par exemple pour toutes les réformes liées au plan économique et d’investissement », a-t-il dit.
Avec une telle position claire, Olivér Várhelyi se démarque nettement de Joseph Borell qui s’est dit constamment « préoccupé du recul de la démocratie en Tunisie », après le 25 juillet 2021 alors qu’en toute objectivité la situation était plus que catastrophique avec les mafieux djihadistes et contrebandiers qui gouvernaient le pays avant le 25 juillet.
En revenant à « de meilleurs sentiments » avec ce discours d’Olivér Várhelyi, l’UE, en dépit de cette volteface, fait preuve de real politique et de pragmatisme. Et ce pour une raison géostratégique simple : si l’Union avait poursuivi sa tendance à isoler le pouvoir de Kaïs Saïed, à faire pression sur lui (pour sauver l’islam politique) et à continuer à suivre les Américains qui ont d’autres préoccupations, la Tunisie, pour survivre et sortir à tout prix de la crise dans laquelle elle se débat, pourrait demander de l’aide ailleurs, particulièrement auprès des pays du sud-asiatique.
La dimension géostratégique du revirement européen
D’ailleurs, les Asiatiques commencent à renforcer leur présence en Tunisie. Les Japonais ont déclaré mettre, à profit, la huitième édition de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD 8) qui sera organisée les 27 et 28 août 2022 en Tunisie, pour intensifier leurs investissements.
Les Sud-coréens, encouragés par l’entrée en vigueur, depuis le 1er janvier 2022, du Partenariat économique régional global (RCEP), la plus grande zone de libre-échange au monde, et de la création d’une monnaie internationale autre que le dollar et l’euro, ont fait état de leur disposition à acheter les produits du terroir tunisien (huile d’olive, vin, dattes), produits bradés jusque-là voire vendus en vrac en Europe.
Les Chinois sont également présents. Pour citer un récent exemple, en visite à Tunis le 25 mars 2022, des responsables de China State Construction Engrg.Corp (CSCEC), ou Société chinoise d’ingénierie de construction», ont exprimé leur disposition à coopérer avec la Tunisie pour la réalisation de projets dans le domaine de l’infrastructure de base à l’instar des ports et des réseaux ferroviaires entre les villes et dans le Grand Tunis.
Cela pour dire que la Tunisie, forte de son emplacement stratégique au milieu de la Méditerranée, peut obtenir, du moins si on la pousse à le faire, tout ce qu’elle veut de ces pays…
Ce n’est donc pas un hasard si Olivér Várhelyi a évoqué, avec beaucoup d’insistance, le co-développement dans le bassin méditerranéen : « Il y a un an, nous avons ouvert un nouveau chapitre avec nos partenaires du Sud avec le Nouvel Agenda pour la Méditerranée et son plan économique et d’investissement. Cette vision a proposé une série d’actions visant à rapprocher nos rives en facilitant les échanges, en stimulant les investissements d’avenir, en renforçant l’économie et les sociétés du Sud de la Méditerranée, y compris la Tunisie », a-t-il noté.
Morale de l’histoire : les Européens, confrontés actuellement à l’affaire ukrainienne au Nord et aux poussées hégémoniques de la Chine et de la Russie au Sud de la Tunisie (Libye et Afrique subsaharienne), ont compris qu’ils n’ont aucun intérêt à intimider outre mesure le président Kaïs Saïed, mais également à déstabiliser leur flanc sud.
Ce n’est pas fortuit qu’Olivér Várhelyi a tenu à marteler dans son discours que « L’Europe est là, et l’Europe est là avec des choses très concrètes, donc ce n’est pas un soutien de généralités mais un soutien qui pourrait être, dans ce moment, crucial ».
Un apport financier pour soulager la pression sur le pays
Au plan financier, les nouvelles annoncées par Olivér Várhelyi sont significatives et prometteuses. En voici les principales.
Sur le court terme, l’Union européenne va mettre à la disposition de la Tunisie un financement de 20 millions d’euros « pour parvenir à ce que les gens aient du pain sur la table », et d’autres financements pour appuyer le budget en plus des 50 millions d’euros d’aide budgétaire débloqués il y a quelques semaines.
Le commissaire européen a aussi annoncé le déblocage de 150 millions d’euros au cours des semaines à venir, puis une autre enveloppe de 100 millions d’euros pour des réformes liées au Nouvel Agenda pour la Méditerranée. L’UE se dit prête à apporter un soutien macro-financier supplémentaire de 300 millions d’euros, “voyant les progrès faits avec le FMI”.
Sur le moyen terme, le commissaire européen a indiqué que l’UE est prête à mobiliser autour de 4 milliards d’euros pour des investissements de nature à ramener travail et croissance économique et sociale. L’UE veut focaliser les actions sur le nouveau plan favorisant les énergies renouvelables pour la Tunisie, et qui renforcera l’économie digitale dans le pays, et augmentera donc la connectivité avec les partenaires du Nord, et les possibilités pour davantage d’échanges avec l’Europe.
Et pour ne rien oublier, Olivér Várhelyi a évoqué un partenariat de grande qualité en cours : la participation de la Tunisie à d’importants programmes de recherche (Erasmus +, Creative Europe, Horizon Europe…), ce qui devrait contribuer, selon lui, au futur du pays en donnant la possibilité d’accélérer le développement du secteur de la recherche pour de nouvelles opportunités pour l’économie tunisienne.
Donc, après l’évolution de la géostratégie dans le monde en faveur de la Tunisie, voilà que l’Union européenne revient à de meilleurs sentiments et vient à son secours. C’est ce qu’on appelle avoir de la chance.