La Tunisie devant le Conseil des Droits de l’Homme : Qu’en est-il des droits culturels dans le rapport alternatif des parties prenantes de la société civile ?

La fabrique d’espaces artistiques, l’Art Rue, a soumis, le 31 mars 2022 au nom du Collectif Droits culturels et artistiques, près de cinquante recommandations spécifiques au secteur culturel en Tunisie. Ces recommandations s’inscrivent dans le rapport alternatif des parties prenantes de la société civile destiné au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies.

Il fera l’objet d’une rencontre-débat Civic Space le lundi 11 avril avec des membres du Collectif composé de 10 associations oeuvrant à documenter et étudier la situation artistique et culturelles en Tunisie, en menant des réflexions sur le statut des artistes et des métiers d’art et organisant en commun des activités culturelles et artistiques.

Les panélistes dans ce débat visant à suivre les échanges entre les invités autour des recommandations faites en matière de droits humains sont : Mohamed Anouar Zayani (secrétaire général de l’Association tunisienne de défense des libertés individuelles et chercheur en droit), Fatma Fetni (chercheuse en Histoire du droit et en droit international des droits de l’Homme et rapporteuse et rédactrice du rapport parallèle de l’Examen Périodique Universel de l’ONU exclusif aux droits culturels et artistiques en Tunisie), et Essia Jaïbi (metteure en scène, dramaturge et productrice tunisienne).

Représenté et coordonné par l’association l’Art Rue, ce Rapport des parties prenantes soumis à l’examen périodique universel de la Tunisie (4ème cycle 2022) et rédigé par Fatma FETNI et Mohamed Omar KARDOUS propose des recommandations après identification de l’état des lieux des droits culturels et artistiques en Tunisie.

Le apport de 17 pages détaillées a été réalisé en se basant sur les engagements de la Tunisie en vertu des conventions internationales et de ses engagements lors de la session précédente de l’EPU (Examen Périodique Universel), sur les recommandations des Nations unies et des Etats membres en la matière, sur l’observation de l’évolution des politiques culturelles de l’Etat durant la période de 2017-2022, sur l’observation du cadre légal applicable en la matière et sur l’identification des freins à la jouissance des droits culturels et artistiques en pratique.

L’Art Rue a suivi une méthode participative en réunissant un groupe d’artistes et d’intellectuels ayant une connaissance du terrain en matière culturelle et artistique, qui ont aidé à l’identification des points problématiques et des recommandations des réformes souhaitées en la matière.

De même, les associations membres du collectif ont chacune apporté sa contribution en se basant sur son mandat.

Identification de l’état des lieux

Les droits culturels et artistiques sont des droits vitaux faisant partie de la panoplie des droits humains indivisibles, indissociables et universellement reconnus. L’art et la culture jouent un rôle de première importance dans l’expression de la citoyenneté, la réalisation du développement des sociétés et la garantie de l’épanouissement des nations.

Les droits culturels ont été reconnus dans les deux articles 22 et 27 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme et dans les articles 13 et 15. du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels pour être finalement reconnus aux femmes en vertu de l’article 3 de la même Convention.

Partant de la réalité que le secteur culturel est mal réglementé en Tunisie, souffrant d’une structure archaïque et d’une bureaucratie rigide, il est nécessaire de penser à booster un écosystème qui permettra aux artistes de créer et à la culture d’être accessible à tous et à toutes sans discrimination aucune : actualisation de la législation, maîtrise du terrain, et connaissance des besoins de l’actualité.

La priorisation de la culture serait un gage puissant pour réaliser la paix, la cohésion et l’inclusion sociale, l’amélioration de la qualité de vie des Tunisiens et Tunisiennes, et de l’assurance de la prospérité d’une nation d’un héritage culturel et civilisationnel très riche.

En Tunisie, la culture est marquée par une centralisation quasi-totale et un interventionnisme direct de la part de l’Etat dans la gestion des politiques culturelles. Les années qui ont suivi la révolution tunisienne de 14 Janvier 2011 ont fait surgir dans l’espace public tunisien des potentiels artistiques et culturels à amorcer, nécessitant ainsi de la part de l’Etat, la prise en compte de l’évolution sociale et technologique de la société d’aujourd’hui en assurant la réadaptation des politiques étatiques avec la dynamique culturelle actuellement installée.

La Tunisie est actuellement dans un contexte démocratiquement très fragile. En appliquant l’article 80 de la constitution le 25 juillet 2021, le Président de la République a mis en place l’état d’exception, engendrant ainsi tout un état de flou par rapport au sort des institutions et de la démocratie tunisienne, lit-on dans le rapport.

Ceci dit, cette situation peut aggraver la marginalisation déjà existante de certains secteurs comme le secteur culturel et artistique. Au nom de la moralité, la liberté de création pourrait à tout moment être fragilisée face au pouvoir populiste.

L’absence remarquable de l’intérêt porté aux droits culturels et artistiques dans les sessions précédentes de l’EPU dans les rapports des parties prenantes a imposé la nécessité de rédiger des recommandations spécifiques à cette catégorie de droits.

Les recommandations

Politique culturelle, Cadre légal et Budget alloué à la culture 

1. Augmenter la part du budget du ministère des affaires culturelles en termes de pourcentage dans le budget général ainsi que les dépenses d’investissement et d’intervention.

2. Réserver un pourcentage du retenu à la source des activités culturelles pour un fond réservé à la production culturelle locale.

3. Assurer la transparence administrative dans la diffusion des offres et des appels à participation.

4. Accorder le droit d’accès à l’information et faire preuve de transparence au niveau du partage des documents.

5. Alléger les procédures pour l’obtention de financements publics.

6. Ratifier le Protocole facultatif se rapportant au Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et accepter la procédure d’enquête lancée par l’article 11 du même Protocole.

7. Mettre à jour le cadre légal en révisant et assouplissant le régime lié aux subventions dans le code de l’industrie cinématographique, notamment par la révision du décret n° 2001-717 du 19 mars 2001, fixant les modalités d’octroi de subventions d’encouragement à la production cinématographique.

8. Créer des formations professionnelles et académiques pour les métiers de la culture comme l’économie culturelle, la médiation, le journalisme culturel au même titre que le management des projets culturels afin de créer des profils éclairés sur les nécessités stratégiques du domaine.

9. Favoriser la diplomatie culturelle et la coopération internationale afin de booster toute une dynamique d’échange et de partage des productions artistiques et culturelles entre la Tunisie et les autres Etats.

10. Renforcer un système de statistiques et d’analyses détaillées sur tous les besoins liés au secteur culturel afin de baser les futurs plans d’actions sur une connaissance solide du terrain.

La société civile artistique et culturelle

11. Ne pas porter atteinte à la liberté d’association qui serait une condamnation aux associations à vocation culturelle, qui sont les principaux refuges aux artistes et citoyens qui s’investissent dans l’accès des jeunes générations à la culture (Ciné. Club, financement des petits projets, mobilisation des talents et employabilité des artistes).

12. Renforcer le partenariat avec la société civile artistique tout en l’impliquant activement dans l’organisation de projets socioculturels, conformément à l’article 11 de la déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2 novembre 2001). Statut d’artiste et des métiers culturels

13. Adopter le projet de loi organique n °104 de 2017 sur la reconnaissance du statut de l’artiste et des métiers culturels et la fixation d’un délai à la mission du comité du travail chargée de faire le suivi du processus de sa promulgation tout en l’accompagnant par la promulgation des textes d’application afin de garantir son applicabilité et son exécution immédiates.

14. Renforcer la transparence du comité chargé de diffuser la carte professionnelle et actualiser toute la législation liée à cette matière, notamment la loi n° 69-32 du 9 mai 1969 et le décret n° 14 du 27 avril 1970 relatifs à la carte professionnelle artistique.

15. Ratifier la convention 102 de l’OIT sur les normes minimales de sécurité sociale.

16. Coopérer avec la Mutuelle des artistes, créateurs et techniciens dans le secteur culturel, née en 2017, pour mener des réformes visant la protection sociale de ceux et celles qui vivent du secteur culturel.

17. Impliquer les artistes et professionnels des métiers culturels dans les processus de prise des décisions politiques et sur les sujets qui les concernent directement (les nouvelles législations, politiques publiques, etc.).

18. Assurer la mobilité des artistes par un appui financier et administratif à travers la participation aux manifestations culturelles internationales (festivals, foires, expositions…) tout en renforçant les échanges culturels dans le but d’encourager le rayonnement des potentiels artistiques et culturels tunisiens à l’échelle internationale, selon un processus transparent et inclusif.

Droits d’auteur

19. Assurer le respect de la loi n°94-36 du 24 février 1994 relative à la propriété littéraire et artistique en optimisant le travail de l’organisme chargé de la protection des droits d’auteur et des droits voisins tant au niveau de la méthode du travail qu’au niveau des ressources humaines.

20. Veiller à ce que les cas de violation de la propriété intellectuelle et artistique fassent l’objet de poursuites diligentes, et que les auteurs de cette violation soient poursuivis et punis et que les victimes obtiennent réparation. Décentralisation culturelle et discrimination positive

21. Appliquer le principe de discrimination positive et favoriser le financement public des œuvres des jeunes artistes émergents en assurant le minimum d’effort en ce qui concerne l’élimination des contraintes matérielles liée à la production artistique, et ce afin de faire connaître les nouveaux talents et garantir la diversité culturelle.

22. Renforcer la décentralisation culturelle par l’intégration des droits culturels dans les plans d’actions des collectivités locales (entretien des espaces culturels, réouverture des espaces abandonnés, et toute autre action capable d’assurer l’égalité des citoyens en termes d’accès à la culture).

23. Développer des maisons de jeunes et de cultures dans tout le territoire en particulier dans les quartiers et zones marginalisés tout en favorisant l’engagement dans des activités extrascolaires dans les écoles. Economie culturelle et créative.

24. Doubler les efforts pour élargir l’application de la loi de mécénat, issue de la loi de finance de 2014 et encourager le sponsoring culturel et artistique par les entreprises privées. L’Etat devrait dans ce cadre renforcer le rôle des contrôleurs fiscaux pour vérifier la compatibilité des montants déclarés par l’entreprise comme un don à un projet artistique avec le montant reçu par l’artiste auteur du projet.

25. Développer le marché d’économie créative en Tunisie par la répartition légale des industries culturelles et artistiques dans les régions afin de garantir l’accès égal des tunisiens et des tunisiennes à la vie culturelle et afin de promouvoir la consommation des produits créatifs locaux.

26. Créer une plateforme digitale nationale de diffusion des produits artistiques et culturels afin d’assurer plus d’exposition et d’accès au marché culturel tunisien ce qui encourage les organismes de financement de s’investir dans le domaine. Accès des personnes en situation de handicap à la culture

27. Assurer l’accessibilité des personnes en situation de handicap aux droits culturels en exigeant la prise en compte de leurs besoins spécifiques sur le plan d’infrastructure (l’architecture des bibliothèques, salles de cinéma, etc.).

28. Assurer le respect de Décret n° 2006-1477 du 30 mai 2006, relatif à l’aménagement et à l’adaptation des moyens de communication et d’information et la facilitation du transport des personnes handicapées.

29. Etablir une stratégie nationale visant la lutte contre l’exclusion directe et indirecte des personnes en situation de handicap aux droits culturels et artistiques. 30. Enrichir les bibliothèques et les espaces culturels et de loisirs par les outils nécessaires à l’accès à la culture aux personnes en situation de handicap que ce soit sous forme sonore, livres en braille ou tout autre format exigé.

31. Assurer son rôle dans l’éducation artistique et culturelle par la valorisation de l’Art en mobilisant des artistes dans les écoles publiques chargées d’animer des ateliers, des formations, des événements liés aux domaines artistiques.

32. Envisager une politique à long terme ayant pour objectif la prévention de l’extrémisme violent et la radicalisation des jeunes et des enfants ” en appuyant les programmes menés par des organisations non gouvernementales dans les domaines de l’éducation, de l’accompagnement et l’interaction culturelle et sociale “.

Droits culturels des personnes minorités et discriminées

33. Respecter le droit des citoyens et citoyennes amazighs à la langue et à la préservation et la transmission de leurs symboles, tout en reconnaissant la culture amazighe comme faisant partie de l’héritage historique de la nation tunisienne.

34. Abroger toute disposition législative instituant une discrimination basée sur ” l’identité culturelle ” manifestée par l’appartenance à une religion spécifique, notamment par la révision de l’article 75 de la Constitution exigeant la confession musulmane du président de la république.

35. Intégrer les réfugiés et les demandeurs d’asile en Tunisie dans la vie culturelle et artistique en encourageant ceux et celles qui ont un potentiel artistique à exprimer leur art, et ce, dans un but de favoriser le dialogue culturel et d’instaurer tout un climat de paix et de tolérance.

36. Protéger les femmes artistes, actrices et techniciennes du harcèlement dans le milieu du travail, de même que les personnes LGBTQI+.

La réhabilitation à travers une approche culturelle

37. S’orienter vers l’art comme outil de réhabilitation dans les prisons et exiger l’exercice des activités culturelles et la participation à des performances artistiques par les détenus comme condition d’assouplissement de leur période de condamnation.

38. Sensibiliser les juges sur l’importance d’appliquer des peines alternatives à caractère culturel et d’intérêt général. La préservation du patrimoine culturel et de la mémoire nationale

39. Optimiser le travail de l’institut national du patrimoine.

40. Envisager la coopération entre le ministère des affaires culturelles et le ministère de l’éducation afin d’établir un programme de promotion et de reconnaissance du patrimoine culturel national destiné aux élèves des écoles primaires et secondaires (organisation des sorties aux musées, sites archéologiques, établissements artistiques, spectacles, etc.).

41. Préserver le patrimoine matériel et immatériel des groupes n’appartenant pas à la culture et à la religion dominante en Tunisie afin de limiter la marginalisation des cultures absorbées par la culture musulmane dominante comme la culture judéo tunisienne ou la culture amazighe.

42. Encourager la créativité culturelle et artistique pour la reconstitution d’une mémoire collective plurielle, juste et conciliante, conformément à l’article 5 de la loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation.

43. Fournir aux artisans tunisiens et artisanes tunisiennes les outils nécessaires afin de faire sauvegarder les traditions tunisiennes et le patrimoine culturel immatériel du pays.

44. Encourager les artistes à promouvoir le patrimoine culturel national dans leurs œuvres artistiques et assurer l’accessibilité de leurs travaux à l’échelle internationale afin de faire renaître le concept du tourisme culturel.

45. Revoir le fonctionnement de la commission d’achat des œuvres plastiques au profit de l’Etat en révisant sa stratégie de travail et en favorisant l’achat des œuvres des artistes émergents. L’Etat est appelé à accélérer l’exposition des œuvres achetées dans les musées.

46. Promouvoir des musées comme vecteurs de circulation de la mémoire collective, les festivals, les célébrations publiques et les monuments.

47. Conserver la mémoire artistique et culturelle du pays à travers le cinéma, les livres, les pièces de théâtres, etc.