3 à 4 % seulement de l’énergie électrique en Tunisie proviennent des énergies renouvelables, trop peu dans un pays au grand potentiel solaire et même éolien. Chaque gouvernement qui passe revient sur le Plan solaire tunisien mis en place en 2015 et promet de dynamiser la production énergétique par les énergies renouvelables. Hélas, les résistances venant de toutes parts finissent par paralyser le développement de ces énergies dans un pays en souffrance et dont le déficit énergétique est presque structurel.
Le point avec Abdellatif Hammouda, président des producteurs des énergies renouvelables à la CONECT, président de la Commission ER à la Fédération tunisienne des maires, maire de la commune d’Enfidha et l’un des premiers opérateurs qui ont investi dans l’énergie photovoltaïque.
WMC : Pourquoi l’énergie photovoltaïque est déterminante pour l’avenir du pays ?
Abdellatif Hammouda : J’étais ingénieur à la STEG en 2015, lorsque le gouvernement tunisien a décidé la mise en place du plan solaire. Ce plan prévoyait que d’ici 2030, nous couvriions 30% de nos besoins énergétiques grâce au photovoltaïque. En 2015, la part des ER était de seulement 3 %, le reste de la production d’électricité étant issu du gaz.
Pourquoi 30% ? Tout simplement pour des raisons techniques. Lorsqu’il n’y a pas de soleil, il faut que le système conventionnel prenne le relais et qu’il réponde immédiatement à la demande quand il y a de la brume ou des nuages pour éviter les coupures. C’est d’ailleurs le choix fait dans plusieurs pays à travers le monde : il ne faut pas dépasser les 30% sauf si on opte vers la stratégie de stockage, et à ce moment là il nous faut le dispositif nécessaire, c’est-à-dire un système de batterie, pour que quand le soleil se couche, on dope notre production par le moyen de l’énergie stockée. Le hic est que le stockage n’est pas encore développé dans notre pays parce qu’il nécessite l’utilisation du lithium, et le lithium est très rare et cher. La Chine figure parmi les rares pays développés dans ce domaine.
Il faut savoir que le monde va évoluer vers ce système, parce qu’avec une seule batterie on peut alimenter une villa. Le Japon offrira, d’ici 2050, à chaque citoyen son propre système d’alimentation en électricité, avec sa propre batterie, son propre panneau solaire, son propre système de stockage, etc. Les Etats, dans un futur qui n’est pas aussi lointain, ne pourront plus prendre en charge la couverture électrique sur tout le territoire.
Qu’en est-il du Plan solaire en Tunisie ?
Les concepteurs du Plan solaire national avaient proposé des dossiers d’appel d’offres pour de grandes centrales photovoltaïques et éoliennes, et aussi un cadre réglementaire plus souple pour l’attribution de petits projets.
Il s’agit d’un système d’autorisation pour la production de l’énergie photovoltaïque de 1 à 10 mégas, et de 30 mégas pour l’éolien. Les investisseurs peuvent participer et demander l’autorisation et le moins disant l’emporte, suivant le programme.
Il y a aussi les concessions, et ce sont de grandes productions qui démarrent à partir de 100 mégas. L’Etat met à la disposition du concessionnaire le terrain.
Il y a aussi le régime de l’autoproduction dont usent les industriels, pour leur autoconsommation.
Savez-vous que la Tunisie est l’un des rares pays au monde dont le climat est le plus adapté à la production de l’énergie solaire ? Nous sommes mieux que l’Arabie Saoudite, parce que notre température est modérée et n’esquinte pas l’appareillage installé, et nous avons 2 400 heures de soleil par an. Cela n’existe nulle part ailleurs dans le monde, c’est extraordinaire, c’est le climat idéal pour l’énergie solaire. Pourtant, voyez comment on fait tout pour bloquer le développement de cette énergie.
Des régimes différents et pourtant ça bloque. Pourquoi ?
Nous n’avons presque pas avancé par rapport aux prévisions du Plan solaire pour 2030. Nous aurions dû réaliser 50% ou 60% des objectifs fixés au démarrage du plan, ce qui équivaut à 1 700 mégas, sachant que nous devions atteindre les 3 800 mégas en 2030.
Qu’est-ce qui bloque ? Le blocage commence premièrement par la garantie de l’Etat. Ceux soumis au régime d’autorisations ne peuvent rien faire parce que les bailleurs de fonds n’acceptent de financier leurs projets qui s’élèvent à 30 milliards de dinars, pour, à titre d’exemple 10 mégas, que s’il y a une garantie signée par l’Etat. Ces entreprises fonctionnent mais ont besoin de fonds étrangers. Nous autres Tunisiens sommes majoritairement dans la catégorie de 1 méga. Une valeur supérieure nécessite un investisseur étranger, et ces investisseurs exigent la garantie que l’Etat veille sur la solvabilité de la STEG.
Quand l’autorisation n’est pas délivrée, les entreprises ne travaillent pas. Les bailleurs de fonds ont beaucoup patienté, puis ils sont partis quand ils n’ont pas trouvé de solutions.
Voyez l’absurdité de la situation : un pays en stress énergétique qui bloque le processus de production d’énergies renouvelables à cause d’un cadre réglementaire paralysant.
L’autre inconvénient se rapporte aux sites servant à la construction des centrales d’énergie solaire. A chaque fois le ministère de l’Agriculture oppose un niet catégorique. Au début, ils ont octroyé des autorisations pour la mise en place des projets, ensuite ils se sont rétractés. Ils ont décidé de ne plus le faire, parce qu’il faut un changement de vocation qui exige l’aval de la présidence de la République, et cela peut prendre 3 à 4 ans.
Nous sommes dans un cercle vicieux, sachant que les terres sollicitées pour la construction de centrales photovoltaïques ne sont pas cultivables et sont classées dans la catégorie rouge.
L’incapacité de résoudre les situations foncières des terres censées être attribuées aux centrales ER est une grosse entrave au développement de ces énergies.
Pour l’éolien, c’est le ministère de la Défense qui a émis son véto, parce que, nous dit-on, éoliennes ou moulins à vent perturbent le réseau, alors que dans le monde entier c’est autorisé. Donc si on échappe au problème du foncier, on tombe dans l’interdiction du ministère de la Défense.
La question qui se pose alors est : l’Etat tunisien veut-il vraiment développer les énergies renouvelables ? Et si c’est le cas, pourquoi ne met-il pas en place le cadre réglementaire adéquat pour les développer ?
Qu’en est-il de l’aspect financement ?
Il y a aussi l’aspect financement de l’Etat, qui est pratiquement égal à zéro. Comment encourager l’énergie verte alors que même pour les petits entrepreneurs à 1 méga on n’accorde pas de financements ? Il y a bien eu la ligne du programme SUNREF financé par l’AFD avec une enveloppe de 73,2 millions d’euros avec pour objectif de soutenir la transition de l’économie tunisienne vers un des modèles moins polluants grâce aux énergies renouvelables, mais le taux d’intérêt pour pouvoir profiter des prêts est très élevé. Personnellement pour la construction de ma centrale photovoltaïque, j’ai dû contracter un prêt avec un taux de 8,5% alors que dans d’autres pays, ce taux ne dépasse pas les 1,75 à 2%.
Si on veut réduire la dépendance énergétique de la Tunisie, il faut une ligne de financement spéciale pour encourager l’énergie verte. Mais pour cela, il faut une décision politique.
Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, le prix du baril de pétrole peut dépasser les 120 dollars, la Tunisie pourra-t-elle supporter cela ? Notre pays vient tout juste de contracter un prêt de 700 millions de $ de la banque africaine Afreximbank pour supporter les importations. Je parie qu’une grande partie ira dans l’importation des hydrocarbures. Vous trouvez que c’est normal dans un pays en crise ?
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Dans les discussions que vous avez dû avoir avec les membres du gouvernement, avez-vous identifié des pistes de sortie ?
Nous essayons mais cela ne dépend pas que du gouvernement. L’essentiel du blocage émane aussi de la partie syndicale. Il y a beaucoup de zones où des opérateurs ont travaillé sur des projets de 1 à 10 mégas. Malheureusement, le jour J et après finalisation des projets, dont les contrats de 10 et de 20 ans signés avec l’Etat et la STEG, on leur oppose un non catégorique. L’opérateur a contracté un prêt, a investi, et ensuite le syndicat nous sort un communiqué où on déclare qu’aucun raccordement au réseau ne sera fait.
L’exemple le plus édifiant est celui d’ENI qui a investi dans une centrale de 10 mégas avec l’ETAP ; il y a aussi à Matmata une centrale à 1 méga ; une autre aussi de 1 méga… Ces centrales photovoltaïques ne sont pas entrées en production.
Donc l’investisseur rembourse sont prêt, taux d’intérêt compris, recrute du personnel qu’il doit payer et assurer leur couverture sociale, mais le syndicat refuse toujours de permettre le raccordement de ces centrales autorisées par l’Etat tunisien à produire de l’énergie précieuse pour le pays.
Pourquoi les syndicats observent-ils cette posture ?
Parce que du temps de Youssef Chahed, il y a eu une loi qui stipule qu’on peut créer une centrale de production d’électricité par les énergies renouvelables et permettre à autre société de commercialiser l’électricité sans passer par la STEG dans le cadre de la loi de la concurrence. Les syndicats refusent parce qu’ils estiment que la STEG doit garder son le monopole.
Pourquoi vous accorder des autorisations si par la suite on va vous interdire d’exercer ?
L’acheteur n’a pas le droit d’accéder directement au marché, personnellement je suis lié à la STEG par le régime d’autorisation, je n’ai pas le droit de vendre ailleurs. La loi transversale de Youssef Chahed a été faite pour qu’on puisse vendre ailleurs mais on reste toujours soumis aux procédures exigées par le ministère. Ce n’est pas une vente libre, on passera toujours à travers le réseau de la STEG que nous louons.
Pour les syndicats, autoriser la vente libre de l’électricité comporte des risques systémiques pour le pays…
Le risque systémique est aujourd’hui la faillite de l’Etat. Il est impératif de libérer et de faciliter les investissements, l’Etat gardera son rôle de contrôleur et de régulateur. Vous préférez peut-être un pays énergétiquement déficitaire qui achète des hydrocarbures au prix fort ? L’année dernière, il y a eu un pic lors du corona. Nous avons atteint les 4 225 mégas alors que les hôtels étaient en berne. Encore heureux que l’Algérie se porte à notre secours à travers l’interconnexion lorsque la capacité de production nationale est dépassée. Mais jusqu’à quand ? Si la Tunisie exploite ses centrales à plein régime, nous allons nous retrouver avec des zones hors réseau, en délestage. Ce ne sont pas des paroles et des chiffres.
Si les centrales de Bir Mcherga et de Bouchamma n’avaient pas été réalisées, nous aurions eu une grave crise. Aujourd’hui, le 13ème plan élaboré spécialement pour l’énergie solaire pour le raccordement des petites centrales éparpillés au Sahara est tombé dans l’eau. Depuis, les prix ont surenchéri, les investisseurs étrangers qui voulaient investir en Tunisie n’ont pas prolongé leurs cautions, y compris Siemens qui voulait y travailler.
Vous savez, c’est la BAD qui a financé ce plan à 370 millions de dinars, et c’est tombé dans l’eau. Donc par rapport au syndicat, il faut absolument une solution.
Mais eux ils disent qu’ils ne peuvent accepter que si la loi Youssef Chahed est révisée…
Si vous voulez développer l’énergie solaire, vous ne pouvez pas avoir un plan solaire sans passer par les privés. Laisser un seul acheteur, qui est la STEG, n’existe nulle part au monde, y compris dans les pays arabes voisins. Au Portugal par exemple, l’électricité, c’est 100% privé et c’est comme ça que le pays a réussi à résoudre sa crise énergétique.
Il y a des lignes rouges dont la STEG et la SONEDE. Est-ce qu’on peut trouver une solution intermédiaire ?
Evidemment. Les syndicats doivent comprendre que même dans le cadre de la nouvelle loi 2019, rien ne se fait sans l’autorisation de la STEG. D’ailleurs depuis, il n’y a eu aucun projet. Pour nous autres qui travaillons dans le cadre de la loi 2015, qu’est-ce qui justifie le blocage du raccordement de nos centrales au réseau national ?
Tout ce que nous voulons est l’application de la loi. Nous voulons que notre gouvernement prenne les bonnes décisions. Aujourd’hui, il y a un risque réel que tous les investisseurs étrangers désertent notre pays avec les risques sur notre image. Ces investisseurs risquent de partir dans des pays africains. L’Afrique est prête à les recevoir et les appelle de tous ses vœux. Nous avons été au Niger, le gouvernement nous a dit : « Vous pouvez investir dans 14 000 villages prêts à vous accueillir, installez-vous et vendez de l’énergie librement ». Ces pays sont en train de résoudre leurs problèmes systémiques par l’énergie renouvelable.
Le coût de l’électricité va devenir plus cher, comment les ER pourront-elles le contenir ?
Le coût de l’électricité dépend de la plage horaire et de la catégorie du consommateur. Pour celui dont la consommation mensuelle dépasse les 500 kilowatts/heure, le prix du kilowatt/heure est de 0,350 dinar. Pour les ménages qui en consomment moins, c’est à 0,295 dinar. Pourtant, nous pouvons le réduire à 70 millimes avec l’énergie verte. L’Etat subventionne via la STEG et le pays y perd énormément. Le prix de l’électricité produite à Bir Mchergua est de 350 millimes et avec la flambée des prix de l’énergie dans le monde, il a atteint les 500 millimes.
Combien de projets sont bloqués dans les ER ?
Nous avons 172 autorisations bloquées avec une puissance totale de 32 mégas. Le nombre de projets réalisés est de 53. Il s’agit des autoproductions, de petits projets avec une puissance de 4 mégas. Imaginez ce que peut faire l’énergie renouvelable pour le pays, ce sont des centaines de milliards qui, au lieu d’aller dans les subventions, iront dans les investissements et la création de richesses et d’emplois. Plus nous produirons des ER, plus le prix baissera, c’est l’économie d’échelle.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali