Au-delà d’une gestion optimale des pressions sur le budget de l’Etat que pourrait engendrer le conflit russo-ukrainien, la Tunisie devrait penser à des alternatives pour réduire sa dépendance énergétique et assurer un approvisionnement régulier du marché local.
Il ne s’agit pas de limiter la subvention énergétique (gaz, électricité et hydrocarbure), qui représente à elle seule 58% du budget d’investissement en Tunisie, mais plutôt de la rationaliser et la recadrer pour qu’elle soit orientée vers la population ciblée, a fait savoir la ministre de l’Industrie, de l’Energie et des Mines, Neila Gongi dans une interview accordée à l’Agence TAP.
Elle affirme que le conflit russo-ukrainien fait pression, mais il pourrait apporter pleins d’opportunités pour l’industrie tunisienne notamment, les secteur du textile et des composantes automobiles.
Gonji, qui est une spécialiste des négociations commerciales et de mise en oeuvre des stratégies industrielles revient dans cet entretien, sur les mesures prévues par le département de l’industrie et de l’énergie pour gérer cette situation délicate. Interview :
Quelles sont les mesures prévues par votre département et le gouvernement en général pour atténuer les impacts directs ou indirects du conflit russo-ukrainien sur l’Industrie tunisienne ?
Neila Gongi : En effet, la flambée des prix, surtout ceux des produits pétroliers, n’a pas eu d’impact seulement, sur la Tunisie. Toute la région de la Méditerranée en a souffert.
Nous avons réagi face à cette situation ” fragile et relativement tendue “, en créant une cellule de crise depuis le déclenchement du conflit en février 2022. Les réunions de cette cellule se tiennent d’une manière permanente sous la présidence de la cheffe du Gouvernement. Sa mission est de suivre et anticiper sur les décisions à prendre, afin d’assurer l’approvisionnement régulier du marché tunisien. Parallèlement, nous travaillons avec l’Agence nationale de maîtrise de l’énergie(ANME) sur un grand projet de production de l’énergie verte.
Généralement, la Tunisie s’oriente vers la mise en place de programmes dans ce domaine, afin d’atténuer la facture énergétique du pays.
Il s’agit, entre autres, d’accompagner les ménages à travers la promotion des Chauffe-eaux solaires avec un objectif d’atteindre 20 000 ménages par an et de permettre aux familles nécessiteuses d’accéder aux systèmes photovoltaïques à travers le programme PROSOL-ELEC Social et économique (objectif PV résidentiel : 30 MW/an).
Des opportunités dans les composantes automobiles et le textile
Par ailleurs, je crois que le conflit russo-ukrainien pourrait constituer une opportunité pour l’industrie tunisienne. Déjà, de nombreuses sociétés étrangères opérant dans les secteurs des composantes automobiles et du textile et habillement (TH) ont manifesté leur intérêt à développer des projets en Tunisie. Il s’agit d’investisseurs européens installés en Ukraine ou en Russie qui se sont trouvés dans le besoin urgent de relocaliser pour ne pas perdre les commandes des clients.
Pour le secteur des composantes automobiles, la pandémie Covid-19 a également poussé de nombreux groupes internationaux à réfléchir à leur repositionnement en abandonnant leurs sites de production en Russie et Ukraine. Certains envisagent une relocalisation vers de nouveaux sites de production. La Tunisie est en train d’explorer des pistes pour les attirer en faisant la promotion du pays comme étant une destination à avantages compétitifs.
Dans cette optique, le ministère de l’Industrie a créé un groupe de travail technique qui réunit les structures concernées du ministère, l’agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), l’Agence foncières industrielle (AFI) et l’Agence de promotion des investissements étrangers (FIPA) en coopération avec l’Association tunisienne des fabricants des composants automobiles, en vue d’élaborer un plan d’action pour attirer ces entreprises étrangères et tirer le meilleur de ce cette opportunité.
Nous avons essayé de recenser les sites actuellement existants en Tunisie et les bâtiments industriels pouvant accueillir directement ces entreprises. Nous avons 2 dossiers de demande d’implantation déjà concrétisés et 5 autres en cours d’examen.
Ces implantations vont générer des milliers d’emploi sachant que chaque entreprise pourrait fournir entre 1 000 et 1 500 emplois. Nous espérons être réactifs à tous les niveaux (bâtiments industriels et autorisations administratives) pour assurer le suivi des dossiers et écourter au maximum les délais d’implantation.
En ce qui concerne le secteur du textile-habillement (TH), la guerre russo-ukrainienne aura une répercussion importante sur l’approvisionnement européen en TH. Les importateurs européens vont devoir faire face à de nouveaux défis pour subvenir à leurs besoins et contrecarrer les hausses traditionnelles de transport, des coûts de matières et d’énergie. Ainsi, les donneurs d’ordre devraient privilégier les fournisseurs TH de proximité (Tunisie, Maroc et Egypte) au détriment de ceux de l’Asie, ce qui permettra à la Tunisie d’attirer un volume plus important de commandes.
La résilience du secteur couplée à ce probable regain d’attractivité devrait offrir des opportunités significatives au site tunisien, qui se doit de les saisir pour générer une dynamique d’investissement, de création d’emplois et d’accroissement de l’export. Concrètement, si la Tunisie parvient à consolider ses marchés traditionnels à l’export et si un effort particulier de promotion est conduit sur le marché allemand qui recèle bon nombre de potentialités pour les jeans et les vêtements de travail, le secteur TH pourrait générer plus de 150 millions d’euros et conduire à la création de 20 mille emplois supplémentaires dans un avenir proche.
Prospection: promotion des blocs libres
Revenons au secteur de l’énergie et des hydrocarbures, Vous avez fait état, récemment, de votre prédisposition à soutenir les investisseurs dans ces deux secteurs ?
Neila Gongi : Pour le secteur des hydrocarbures, le ministère œuvre à mettre en place des mesures visant à promouvoir le site tunisien à travers “la promotion des blocs libres”, afin d’améliorer le climat d’investissement dans l’activité de prospection et attirer des investisseurs nationaux et étrangers. A ce titre, le nombre total de permis de prospection s’élève, à fin février 2022, à 19.
S’agissant du secteur de l’énergie en général, le département de l’industrie œuvre à élaborer, suite à la réalisation de plusieurs études, une stratégie claire, en matière de développement du secteur énergétique, tout en focalisant sur la promotion du site Tunisie, en matière de production de l’électricité verte.
Pour les énergies renouvelables, le gouvernement vient d’approuver un programme pour la période 2022-2025 et envisage de lancer, en juin 2022, un appel d’offres pour la production de 2000 mégawatts au lieu de 1 500 mégawatts prévus pour le régime des concessions .Nous essayons d’encourager les entreprises industrielles à produire l’électricité verte, à partir du solaire ou de l’éolien avec l’appui du Fonds de transition énergétique (FTE).
Parallèlement, la STEG s’est engagée dans un programme de renforcement et de mise à niveau de son réseau de distribution électrique en prévision de l’énergie électrique verte qui sera produite et dont le transport et la vente seront à sa charge.
La question de levée des subventions destinées au secteur des hydrocarbures préoccupe la majorité des Tunisiens. Est-ce que le gouvernement a l’intention de franchir le pas dans ce sens, dans la conjoncture actuelle ?
Neila Gongi : Il n’y a pas d’intention de lever la subvention mais on est plutôt davantage dans une logique d’optimisation, d’efficience et d’efficacité pour qu’elle soit réellement orientée vers la population ciblée.
Face à la flambée des prix, le gouvernement œuvre pour ne pas limiter la subvention mais plutôt de la rationaliser et la recadrer pour qu’elle soit orientée vers la population à laquelle est destinée.
A cet égard, en ce qui concerne la distribution des bouteilles GPL, un arrêté vient d’être publié pour organiser ce produit afin qu’il soit réellement utilisé par son destinataire.
La consommation annuelle du GPL bouteille est de 45,7 millions de bouteilles et les études ont montré qu’environ 40% de GPL ménage (13 kg) est utilisé à d’autres fin (transport …)
Le prix de vente, qui n’est pas ajusté depuis l’année 2010, est de 7 700 millimes/bouteille pour usage domestique alors que le coût de revient est de 40 700 millimes/bouteille, (soit 5 fois le prix de vente).
Energie verte : un projet pilote de méthanisation à Sfax
Pour l’électricité et le gaz, “l’ajustement” ne concernera pas les catégories sociales qui consomment moins de 200 kWh/mois, ce qui représente 85 % du nombre des clients basse tension (famille moyenne utilise entre 150 et 200 KWH).
S’agissant du secteur du transport, nous venons de lancer une étude qui sera prête d’ici fin de 2022. Elle porte sur la réalisation d’un projet pilote de méthanisation (technologie basée sur la dégradation par des micro-organismes de la matière organique) à Sfax, à partir de la valorisation de déchets. Ce projet qui sera prêt d’ici deux ans, permettra l’alimentation des taxis dans la ville de Sfax à partir de méthane, la valorisation des déchets et la production de l’énergie à faible coût.
Le déficit énergétique ne cesse de s’aggraver en Tunisie ? D’après vous quelles sont les alternatives pour que le pays réussisse à l’atténuer ?
Notre objectif est d’atteindre 30% de production de l’électricité à partir des énergies renouvelables (solaire et éolien) en 2030. Nous œuvrons pour atteindre ce taux plutôt au cours de l’année 2027, d’autant plus que cet objectif ambitieux est à notre portée.
La Tunisie est très bien positionnée au niveau mondial pour produire de l’électricité à partir du solaire et de l’éolien. La garantie de la sécurité énergétique et alimentaire est au centre de notre préoccupation au niveau du gouvernement. A cet égard, une autre alternative est explorée par le département de l’industrie: L’hydrogène vert.
Un grand programme est prévu et les études sont relativement avancées pour la production de l’hydrogène vert
Un grand programme est prévu et les études sont relativement avancées pour la production de l’hydrogène vert. Une stratégie nationale de développement de l’hydrogène vert à usage local et à l’export, est en cours d’élaboration.
Notre objectif est de remplacer les énergies fossiles par des énergies propres, exporter l’hydrogène vert et ses dérivés, remplacer le gaz naturel, l’ammoniac et le méthanol traditionnel, développer les infrastructures et intégrer l’industrie locale tout en œuvrant parallèlement à créer des spécialisations académiques au niveau de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.