Les appuis de l’UE à la Tunisie pourraient avoir plus d’impact si toutes les idées de réformes que le gouvernement est en train d’avancer, étaient réellement mises en place, estime l’ambassadeur de l’Union Européenne (UE) en Tunisie, Marcus Cornaro.
Dans une interview à l’agence TAP, Cornaro revient également, sur les questions liées à l’investissement, à l’environnement, mais aussi sur l’impact du redéploiement des chaînes de valeur internationales post-covid, les négociations Tunisie-FMI et la ZLECAF.
Qu’en est-il de l’enveloppe de 4 milliards d’euros annoncée par le Commissaire européen à l’Elargissement et à la Politique de voisinage, en mars dernier, en appui à la stratégie économique du gouvernement (2022-2027) ?
Marcus Cornaro (MC): La visite du Commissaire européen, Oliver Varhelyi était très pertinente dans le sens où il était porteur d’un message d’engagement de l’Europe envers le pays, sur des perspectives de long terme, pour soutenir les aspirations des Tunisiens à un meilleur avenir socio-économique.
Une transition socio-économique réussie permettra aussi, d’ancrer davantage les liens économiques qui existent déjà entre les partenaires tunisiens et européens.
L’enveloppe proposée de 4 milliards d’euros pour les six ans à venir (d’ici à 2027), vise notamment, à appuyer la vision du Gouvernement pour cette transition, et à favoriser la transition numérique et verte, à travers l’appui des projets structurants, le soutien du secteur privé, sans oublier la contribution au relèvement des différents défis sociaux qui se présentent au pays.
Certains observateurs estiment que l’aide européenne à la transition économique en Tunisie, n’est pas à la hauteur des attentes du pays. Quelle priorité accorde l’Europe à l’aide à un pays en pleine crise économique ?
Je pense que les visites récentes, dont celle du Commissaire et encore celle des membres du Parlement Européen, et les propositions de soutien qui en découlent, affirment bien la détermination de l’UE à être pleinement engagée dans le soutien de la Tunisie.
La gamme de programmes, projets et outils mis à la disposition de la Tunisie par l’UE, témoigne également, de notre volonté d’être présents aux côtés de nos partenaires tunisiens dans les domaines où nous avons le plus de valeur ajoutée.
Mis à part les soutiens directs et les aides d’urgence en cours pour 2022, l’UE procure aussi, de l’aide sur le plan politique et de gouvernance, pour favoriser la mise en œuvre des réformes nécessaires et appuyer l’investissement productif.
Elle a également, fait preuve d’un soutien sans faille à son partenaire tunisien durant la crise du covid-19, à travers le programme d’assistance macro-financière, dont 300 millions d’euros ont déjà été décaissés en faveur de la Tunisie. Cette assistance macro-financière s’ajoute à nos appuis budgétaires sous forme de dons pour des programmes d’appui aux réformes sectorielles, à la fourniture d’équipements et de matériel de santé et au financement global du mécanisme de vaccination.
La Tunisie bénéficiera également, d’un financement ad-hoc de 20 millions d’euros, dans le cadre de l’initiative européenne “facilité alimentaire et résilience”, visant à faire face à la hausse des prix des denrées alimentaires et des produits de base, suite à la guerre de la Russie contre l’Ukraine.
Mais c’est vrai que les appuis de l’UE pourraient être encore plus utiles et avoir plus d’impact si toutes les idées de réformes que le gouvernement est en train d’avancer, étaient réellement mises en place. Ces réformes nécessitent surtout le maintien d’une entente nationale et sociale au sens large face à une transition démocratique et économique difficile.
Quels sont d’après vous, les principaux défis rencontrés par les investisseurs européens en Tunisie ?
Je profite de l’occasion pour rappeler que plus de 3000 entreprises européennes sont installées en Tunisie et génèrent 350 000 emplois directs. L’investissement européen couvre 85% des IDE, alors qu’il n’y a même pas d’accord bilatéral entre l’UE et la Tunisie sur l’investissement.
L’UE, les états membres et les chambres de commerce mixtes ont établi une liste des réformes attendues par les investisseurs européens en Tunisie, pour renforcer l’attractivité du pays en termes d’investissement. Ces réformes sont groupées autour de sept volets.
Il s’agit premièrement, de mettre en place des instruments d’accompagnement efficaces de suivi des investisseurs présents et prospects.
Deuxièmement, il est nécessaire de réformer le cadre réglementaire de l’investissement, en consacrant la liberté d’entreprendre et en levant autant que possible, les restrictions qui ne correspondent pas à un objectif de politique publique. Je parle par exemple, de la participation au capital pour les investisseurs étrangers, de la réduction des activités sujettes à autorisation préalable, ou encore des Partenariats Publics Privés.
La troisième mesure préconisée concerne la fluidification des services bancaires et la réforme de la réglementation de change.
Le quatrième volet concerne la digitalisation des procédures administratives, en assurant l’interopérabilité et en évitant les doublons.
Cinquièmement, il s’agit de mettre en place un cadre fiscal et de protection sociale prévisible, équitable, à travers un système équilibré entre incitations et contrôle.
Sixièmement, des efforts sont nécessaires pour développer une culture de dialogue au sein des entreprises, afin d’éviter les blocages et d’améliorer les conditions de travail.
Enfin, il convient de faciliter les échanges commerciaux, notamment en numérisant les procédures douanières, en assurant la surveillance des marchés de façon proportionnelle et efficace, en améliorant la logistique et en évitant les augmentations de droits de douane qui pèsent sur les échanges commerciaux et les chaînes de valeur.
En améliorant tous ces points, je pense que la Tunisie aura beaucoup à gagner en termes d’investissement productif national et étranger.
Est-ce que vous vous attendez à une relance de l’investissement européen en Tunisie, notamment après la stagnation de la période covid-19 ?
L’investissement européen en Tunisie stagnait déjà avant la crise sanitaire, en raison des différents points que je viens de citer et de l’incertitude liée à la phase transitoire. Cette stagnation s’est aggravée avec la pandémie.
Mais la pandémie a également, mis en avant la fragilité des chaînes de valeur lointaines et la dépendance de l’Europe vis-à-vis de certains sites de production. Il y a là une bonne opportunité pour la Tunisie pour se repositionner sur le nouvel échiquier mondial, si elle parvient à remédier à toutes les lacunes déjà évoquées. Il ne faut pas oublier qu’elle n’est pas le seul pays à pouvoir en profiter et que la concurrence est rude à cet égard.
La crise ukrainienne a aussi, aggravé ces fragilités des chaînes de valeur et d’approvisionnement et mis en avant la dépendance de l’UE, et d’autres, sur le plan énergétique et alimentaire. L’Europe cherche actuellement, activement, de nouvelles sources d’énergie et j’espère que la Tunisie pourra saisir cette occasion et mettre en avant son offre et son potentiel en termes d’énergies renouvelables dans le cadre d’un partenariat tuniso-européen.
Les mouvements en faveur du “rapatriement des productions” suscités par la crise du covid-19, ne risquent-ils pas de compromettre le rythme des investissements européens en dehors de l’Europe et en particulier en Tunisie ?
Je ne pense pas que ce risque se pose pour la Tunisie qui est assez bien positionnée géographiquement, pour pouvoir profiter de la redistribution des chaînes de valeur. La Tunisie est également, bien positionnée de par la volonté d’ouverture et de réforme exprimée par le gouvernement tunisien. J’espère que toutes ces intentions soient concrétisées et que le partenariat tuniso-européen en matière d’investissement puisse être consolidé.
Des opportunités énormes se présentent en termes d’énergies renouvelables, et dans plusieurs autres secteurs productifs tels que l’agriculture et l’agroalimentaire, et j’espère que la Tunisie réussira à réunir les conditions favorables à une bonne relance de l’investissement, notamment européen, dans le pays et à profiter du nouveau repositionnement mondial.
La question de l’environnement est-elle prioritaire en termes de soutien européen à la Tunisie après la pandémie ?
Absolument, l’UE œuvre en effet, à être un acteur à l’avant-garde d’une économie verte, à travers ses différents partenariats.
En effet, le ralentissement économique dû à la pandémie a fortement contribué à réduire les émissions de CO2 à travers la planète. Toutefois, la pandémie a aussi, augmenté le recours aux emballages et aux produits plastiques à usage unique, accentuant ainsi, la pollution plastique partout dans le monde. Et il faut avouer que les pas accomplis par la Tunisie sur la voie de la lutte contre la pollution plastique restent assez timides, et je pense que c’est un vrai chantier que la Tunisie doit engager avec le soutien de l’UE.
L’Union Européenne a déjà soutenu plusieurs projets environnementaux en Tunisie, dont le Programme intégré de dépollution de la région du lac de Bizerte, visant à éliminer les principales sources de déchets urbains et industriels et les émissions atmosphériques polluantes qui contaminent ce lac, afin de garantir un environnement sain et permettre une meilleure qualité de vie et des activités urbaines et économiques durables. Elle était aussi, engagée aux côtés du pays, dans les problèmes de pollution chimique et industrielle du Golfe de Gabès. Les répercussions environnementales de la pandémie en termes de pollution plastique et autres peuvent ainsi être au centre du partenariat tuniso-européen.
La question environnementale reste donc un point clé de nos investissements conjoints à l’avenir, dans l’objectif d’améliorer les modes de production industrielle, lutter contre la pollution toutes sources confondues et amorcer un changement des comportements vers une meilleure conscience environnementale.
A cet égard, la visite d’Oliver Varhelyi en Tunisie en mars dernier, a également, été l’occasion de signer une subvention de 50 millions d’euros pour un programme environnemental articulé autour de trois idées : aider la Tunisie à changer les comportements à partir des écoles, collaborer avec les gouvernorats et les municipalités pour cibler les grands polluants et soutenir le pays dans la révision du cadre législatif en cohérence avec les exigences environnementales européennes.
Quel regard porte l’Union européenne sur les négociations entre la Tunisie et le FMI ?
Les négociations entre la Tunisie et le FMI soumettent les propositions tuniso-tunisiennes en matière de réformes (dette, fiscalité, finances, …) à la méthodologie du FMI qui fait le chiffrage et le calcul pour voir si ces propositions tiennent sur le plan financier et macro-économique.
Ces négociations ne sont pas faciles, vu que plusieurs réformes étaient déjà dans les tiroirs durant les années passées et qu’elles n’ont pas pu être mises en œuvre dans un contexte politique défavorable. J’espère que cette fois-ci la volonté politique est présente pour mettre en application toutes les idées de réformes.
Mais pour réussir, un accord avec le FMI sur les différentes propositions ne sera pas suffisant. Il va falloir également, réussir à instaurer une entente nationale avec les acteurs les plus importants de la scène nationale, afin qu’il y ait une certaine appropriation des différentes résolutions, ce qui favorisera la mise en œuvre des réformes.
L’UE encourage ces négociations et souligne l’intérêt de préserver non seulement les équilibres financiers et macroéconomiques mais aussi les équilibres sociaux. Il ne faut pas que l’économique prime sur le social.
A cet égard, les processus transitoires vécus par certains pays européens peuvent servir d’exemple et montrer qu’on peut sortir d’une crise avec une assise macroéconomique plus durable, tout en améliorant les équilibres socio-économiques et territoriaux.
La Tunisie vient de valider sa stratégie nationale pour la mise en œuvre de la ZLECAF. A quel soutien pourrait-elle s’attendre de ses partenaires européens, notamment pour développer un partenariat tripartite ?
L’UE se réjouit de la volonté des pays africains d’améliorer leurs flux d’échanges commerciaux. Le potentiel d’échange dont dispose le continent est important. Elle a accordé son assistance à l’établissement de la Stratégie nationale de mise en œuvre de la ZLECAF en cours de finalisation, qui doit permettre à la Tunisie de saisir les opportunités qui se présentent dans le cadre de cet accord.
Cette ouverture est aussi, appuyée au plus haut niveau des Etats européens et africains qui ont réitéré, lors du sommet Union européenne -Union africaine (février 2022), leur détermination à asseoir une meilleure connectivité entre l’Europe et l’Afrique, non seulement à travers les infrastructures dures comme les ports, mais aussi à travers le numérique pour une meilleure fluidité des échanges.
Pour la Tunisie, la ZLECAF est déjà une opportunité réelle pour accroître ses échanges avec les pays africains. Si de surcroît, cela se faisait dans le cadre d’un partenariat tripartite entre opérateurs tunisiens, européens et africains, avec l’appui des structures gouvernementales et dans des conditions favorables, cela ne pourrait que valoriser davantage les secteurs productifs et favoriser la création d’emplois en Tunisie. Je pense personnellement que le pays est très bien placé, géographiquement, pour être un véritable tremplin entre les deux rives de la Méditerranée.
Les Européens célèbrent le 9 mai, la fête de l’Europe, quel sens revêt cette célébration aujourd’hui ?
Personnellement, je suis heureux de célébrer la fête de l’Europe pour la première fois en Tunisie alors que je suis parmi vous depuis octobre 2020. La pandémie nous a privés de beaucoup de choses dont celle de se retrouver et célébrer ensemble. C’est donc un réel plaisir de la célèbrer de nouveau.
Cette année, la fête de l’Europe a toutefois, une résonance toute particulière, deux mois et demi après l’agression russe de l’Ukraine.
La fête de l’Europe revêt un sens tout particulier en Tunisie, car elle nous permet de revenir sur le chemin parcouru ensemble. Elle nous permet de nous projeter sur la base de valeurs, d’intérêts et espoirs partagés. C’est pour cela que nous avons choisi de dédier cette fête de l’Europe à la jeunesse tunisienne, car elle est porteuse de cet espoir. Nous croyons beaucoup en elle et sommes engagés dans les domaines de l’éducation et de la formation, dans des projets innovants, culturels, de création de start-ups, dans des actions citoyennes et associatives, que nous mettons en avant à l’occasion de cette journée.
La Tunisie vit une période cruciale pour l’avenir de sa société. L’UE est à l’écoute de son partenaire stratégique et prête à lui apporter son soutien afin de consolider sa construction démocratique et ses acquis sociaux-économiques. Notre partenariat est solide et s’inscrit dans la durée.