Existe-t-il une véritable volonté de l’Etat tunisien pour réformer la douane en profondeur ? Tout porte à croire qu’il n’en est rien, estime Abdelaziz Gatri.
Deuxième partie de la radioscopie de la douane nationale.
WMC : Les réformes, on en parle tout le temps, mais qu’en est-il des résistances de l’administration publique ?
Abdelaziz Gatri : Personnellement, j’ai eu la chance de ne pas être abruti par l’administration. J’ai gardé mon indépendance, j’ai enseigné à la fac, j’ai fait des études et je lis beaucoup, ce qui m’a permis de ne pas être broyé par la machine administrative qui tue l’imagination et toute pensée créative.
Si notre administration avait de l’imagination, elle aurait évité d’imposer aux touristes étrangers une taxe de départ ou de prélever 100 millimes sur les achats dans les grandes surfaces, et aurait déniché l’argent là où il se trouve.
Et quelles sont les niches de l’argent selon vous ?
La lutte efficiente contre la contrebande et les infractions douanières dans les ports est la première des niches pour une rentrée d’argent immédiate ; sans oublier la dématérialisation et ce qu’elle peut rapporter à l’Etat. J’ai pu le constater de visu lors du séminaire de deux semaines à Shanghai sur la modernisation de la douane en 2016.
Vous avez donné un exemple très pertinent de la dématérialisation qui est Shanghai. Tout le monde affirme que la contrebande n’entre pas que par les frontières non gardées mais que le volume le plus important entre par les ports prétendument hautement surveillés. Comment lutter contre cela ?
Il faut que le président de la République, garant de la souveraineté nationale, donne le ton. Il faut rationaliser le discours.
On cite des centaines de conteneurs qui arrivent dans nos ports chargés de marchandises déclarées sous le régime du transit terrestre à destination de l’Algérie, en suspension de tout droit ou taxe douaniers. Après les formalités au port d’arrivée, ces containers sont scellés, chargés sur camions et expédiés par voie terrestre vers l’Algérie. Théoriquement seulement. Car en réalité, ils sont détournés en cours de route et leur contenu est déchargé frauduleusement sur le territoire tunisien, sans avoir payé un seul millime à l’Etat.
Y a-t-il une coordination entre nos services douaniers eux-mêmes, c’est-à-dire ceux du port de débarquement, ceux affectés à la surveillance du territoire et ceux du poste de sortie supposé ? Et entre eux et les autres corps tunisiens de sécurité, puis entre eux et ceux de nos voisins? Il a fallu l’intervention des services de la garde nationale pour mettre fin à cette hémorragie qui a duré plusieurs années.
Il faut verrouiller ce système défaillant. Grâce aux satellites, nous pouvons suivre les opérations en temps réel. Comment croyez-vous que les privés font pour contrôler leurs opérations de livraison de marchandises avec leurs flottes de camions ? Comment font les agences de location et les sociétés de transport terrestre pour suivre leur flotte automobile? Il y a le GPS et d’autres moyens pour tout contrôler et faire le bon suivi. Il y a des techniques douanières de verrouillage qui permettent de tout contrôler en temps réel.
Il y a aussi le suivi de certains autres régimes douaniers qui doit être amélioré pour qu’il n’y ait pas d’infractions. Je peux citer les régimes de transformation sous douane, de perfectionnement actif et de stockage sous douane de marchandises en suspension des droits et taxes anciennement connus sous les appellations d’“entrepôt franc“ (loi 72), d’“entrepôt réel“, d’“entrepôt fictif“, d’“entrepôt spécial“, du “duty free shop“.
Une usine de confection importe théoriquement du tissu et des fournitures destinés à la fabrication d’articles d’habillement, en suspension des droits et taxes, sans aucun contrôle au port, car les matières premières destinées aux entreprises industrielles totalement exportatrices ne subissent aucun contrôle au port. C’est l’agent affecté par la douane à l’usine, et qui est chargé d’une dizaine d’autres usines, qui doit contrôler la nature réelle des marchandises importées. Je vous laisse imaginer la gravité des malversations qui en résultent et des pertes sèches pour le pays.
Il y a aussi les usines de tri des vêtements usagés (entrepôts industriels), les magasins cales sis à côté du port, là où on met les marchandises en attente de dédouanement. Pour permettre aux navires de repartir, réduire le coût de stationnement des navires et libérer l’espace du port, on décharge les marchandises et on les achemine dans ces magasins cales éparpillés autour du port sous couvert d’une déclaration sommaire. Théoriquement, elles sont censées séjourner encore dans la cale du bateau. Mais en réalité, les containers sont descellés en cours de route, des marchandises sans valeur et non soumises à des taux élevés sont substituées à leur contenu et conduites au magasin.
La douane ayant mis fin à l’obligation d’escorte, c’est encore à l’agent affecté au magasin de faire la pluie et le beau temps, en l’absence de tout contrôle de la hiérarchie et de toute surveillance par système vidéo tel que l’exige la réglementation.
Donc les niches sont les régimes douaniers, et les avantages fiscaux ? Comment les aborder sans mettre à mal les opérateurs économiques réguliers, responsables, honnêtes et solvables ?
Nous avons fait les rapports détaillés qui spécifient les carences. Nous avons visité tous les ports et relevé infractions et irrégularités. Nous avons donné les solutions pour juguler la corruption et le mauvais fonctionnement de leurs services et présenté nos rapports.
Les solutions existent, c’est très technique mais elles existent : révision des décisions d’octroi des régimes et des magasins cale délivrées abusivement, rétablissement de l’escorte, intensification des contrôles inopinés, élargissement de la surveillance par satellite, établissement de caméras de surveillance dans les locaux et sur les agents…
Autrement dit, aucun gouvernement n’a pris en compte ce que vous avez proposé comme solutions ?
De quel gouvernement parlez-vous ? C’est une multitude de gouvernements de magiciens, et à chaque fois, un nouveau directeur général est sorti du chapeau, sans aucun rapport avec la fonction, fait table rase de ce qui a été déjà fait et parle d’une réforme qu’il compte lui-même initier. Il n’y a pas eu un traitement sérieux du dossier de la réforme, c’est devenu un fonds de commerce pour les politiciens, sans réflexion profonde et sans vision.
Qu’en est-il de la contrebande ?
Techniquement, la contrebande ne se fait que sur les frontières terrestres et maritimes sans contrôle. Quand il s’agit de ports et zone sous douane, on parle de fraude.
La lutte contre la contrebande et la fraude douanière nécessite une modernisation des méthodes et des mécanismes bien détaillée dans nos rapports. C’est tout un métier, il y a des études à la disposition des dirigeants à la Direction générale de la douane que personne ne voit ou lit.
Et à quoi servent les scanners alors ?
Les scanners ne sont pas dotés d’une performance absolue, on n’identifie pas les détails, on voit les contours et les silhouettes, parfois ce sont les contours de la cargaison entière et non pas de l’article. Ils sont toutefois importants surtout pour détecter armes, munitions et produits dangereux ou drogue, et ils permettent de décider si un contrôle plus approfondi est nécessaire.
Qui peut réellement décider d’engager les réformes ?
Les décideurs politiques, et malheureusement tous ceux qui sont passés par les gouvernements successifs tout au long de cette dernière décennie n’ont pas montré une grande volonté de changer la situation. Ennahdha, Etakattol, CPR et ses Abbou, Nidaa Tounes et ses succédanés…, tous n’ont rien fait. Cette clique politicienne a juste utilisé la douane comme moyen de propagande.
En fait, s’il y a réellement une réforme, ils en sortent perdants.
La plupart de ces gens profitent des défaillances dans l’économie informelle. Les contrebandiers sont les plus grands bénéficiaires de ce chaos douanier et ils ont fini par se faire élire députés. On a même vu un contrebandier notoire décorer des officiers des douanes lors des cérémonies de célébration de la tunisification de ce corps.
Pourquoi voulez-vous qu’ils se privent des sources de revenus pour eux, pour leurs partis, et pour les campagnes électorales ?
Une réforme profonde de la douane menace les intérêts vitaux de ces gens et personne au pouvoir n’a intérêt à le faire. Leur mission est tout au contraire de s’opposer à toute réforme, et il n’y a aucune chance pour que cela change.
Et qu’en est-il du président de la République ?
Monsieur Kaïs Saïed ne se préoccupe nullement de réformes économiques dans des secteurs, comme la douane, soit l’un des piliers de l’économie et de la sécurité du pays. C’est le dernier de ses soucis. Pire, on l’a vu décorer un directeur général des douanes puis refuser sa nomination en tant que ministre de la Justice pour présomptions de corruption.
Il s’intéresse plus aux réformes politiques et en oublie que sans redressement économique, la réforme politique n’aura aucun impact. Son profil d’enseignant de droit constitutionnel ayant passé sa vie derrière les pupitres de l’université l’a un peu détaché de la vie réelle des gens et maintenu à l’écart des vicissitudes de la gestion quotidienne des affaires de l’Etat, de ses finances et de ses exigences.
Dans ses audiences avec sa cheffe du gouvernement, ses ministres et ses invités, il n’aborde jamais les questions qui ont trait aux finances publiques, à l’endettement, à la détérioration du climat des affaires, à l’érosion du pouvoir d’achat des Tunisiens, à la chute du dinar, aux déficits du budget, des balances commerciale et des paiements, des Caisses sociales, de la Caisse de compensations.
Ce sont pourtant ces questions qui détermineront l’avenir proche de la Tunisie. Et celui de Saïed certainement. Alors penchons-nous sur cette douane et sur le douanier. Rendons-leur leur dignité pour que le douanier ne doive plus être obnubilé que par sa mission.
Le grand Ibn Khaldoun l’a signifié dans sa Mukaddima (ديوان الأعمــال والجبـــايـات), faisant de cette fonction l’un des trois fondements de l’Etat (المُلك).
Engels lui-même en parle dans son livre « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». Les Etats sont nés dès qu’un groupe de personnes ont tracé un territoire et exigé des droits de passage aux transporteurs de marchandises et aux voyageurs.
La douane a existé avant les Constitutions.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali