Pourquoi les entreprises camerounaises cultivent-elles l’opacité autour de leurs comptes ? Quelles sont les conséquences de cette pratique sur l’évaluation de l’activité économique et l’efficacité des politiques publiques élaborées sur la base de ces données biaisées ?
David François Nyeck, expert-comptable, qui revendique 43 ans d’expérience, lève un coin de voile sur ce qui s’apparente à un scandale plutôt bien entretenu.
Investir au Cameroun : Quelles sont les causes de l’opacité dans les comptes des entreprises ?
David François Nyeck : Excusez-moi d’aborder votre question par un peu d’histoire, celle de l’impôt au Cameroun. Au début, celui-ci était forfaitaire et collecté par les chefs de villages et de quartier. Il s’adressait donc essentiellement aux habitants du terroir. En passant, je signale que le service de sa collecte était rémunéré (cf. article143 du Code général des impôts de 1994).
Aujourd’hui, l’impôt a changé, aussi bien dans sa nature (passage du forfait à l’impôt sur le revenu du contribuable), que par sa collecte (l’opérateur économique a remplacé le chef de village et de quartier). Et je précise que le service que ce dernier (opérateur économique) rend n’est plus rémunéré. Au contraire, s’il lui arrive de ne pas avoir ses calculs justes sur la masse des impôts collectés, il est sanctionné, et souvent, lourdement…
Je reviens à votre question sur les causes de l’opacité des comptes des entreprises. Elle se fonde sur trois éléments : d’abord la reconnaissance du rôle de l’opérateur économique dans le processus fiscal. Ce dernier est masqué par la littérature fiscale, qui en fait un contribuable ; ce qui légitime une frayeur sur la transparence. En clair, il croit que si ses comptes sont transparents, il paiera plus d’impôt.
Vient ensuite la clarification sur la nature de ses interventions dans ce processus. C’est lui qui calcule l’impôt, la facture en l’insérant dans son prix de vente et le collecte lors de la vente pour le reverser à l’État. Ceci signifie que c’est le consommateur qui paie l’impôt.
Enfin, il y a l’obligation de collecter l’impôt. Il s’agit d’un service obligatoire qu’il rend à l’État : s’il ne facture pas l’impôt, il n’y a aucune chance que celui-ci soit collecté et reversé au Trésor public.
L’opérateur économique croit que si ses comptes sont transparents, il paiera plus d’impôt
C’est donc la désinformation qui entoure l’activité fiscale, qui induit la manipulation des comptes des entreprises. Regardez comment l’opérateur économique tremble lors des visites des services du fisc. Il a peur : la peur de tout révéler dans ses comptes. Alors que ce tout qu’il tente de cacher provient de quelqu’un d’autre (le consommateur). L’État dont l’impôt est le chiffre d’affaires doit s’impliquer plus dans ce processus : il doit lui (l’opérateur économique) expliquer son rôle et lui apprendre comment faire.
Il y a une seconde explication à l’opacité des comptes des entreprises. C’est la nature et le traitement managérial de la notion de bénéfice. En clair, les opérateurs économiques trafiquent leurs comptes pour se donner les moyens de rémunérer, de façon occulte, leurs capitaux propres investis dans l’affaire. Cette façon de faire met en cause la responsabilité du dirigeant de l’entreprise.
En effet, il n’y a aucune règle de gestion qui l’oblige à traiter son bénéfice, comme une valeur résiduelle de son exploitation. C’est pourtant ce que traduit l’équation suivante : bénéfice = chiffre d’affaires – charges. Car, la vérité est que le bénéfice est une charge de son exploitation. Mieux, la réalisation d’un bénéfice chaque année est consubstantielle de la continuité de l’exploitation, c’est-à-dire que sans elle, la doctrine comptable interdit au chef d’entreprise d’établir un bilan dans sa forme classique.
Combien sont-ils, qui en ont conscience, avec le nombre de bilans qui affichent indéfiniment des pertes d’exploitation ou dont les résultats ridicules déclarés n’autorisent aucune distribution de dividendes ? Curieusement, ces boutiques ne ferment pas et leurs dirigeants n’ont pas recours à la soupe populaire pour subsister.
Voilà donc des gens qui se font du mal et le font aussi au pays dans une indescriptible inconscience.
IC : Quelles en sont les conséquences ?
DFN : La mauvaise monnaie chasse la bonne, dit-on. Il en est de même de la désinformation. Convaincus du bien-fondé de cette désinformation, pour certains chefs d’entreprises, le meilleur antidote contre le regard indiscret du fisc aujourd’hui c’est la publication de deux voire trois versions de leurs états financiers, pour le même exercice. Des états financiers pour soi, l’autre version pour le banquier et la troisième version pour le fisc. Probablement, c’est cette dernière version qui est utilisée par l’Institut national de la statistique (INS), pour établir les comptes nationaux. Une véritable catastrophe ! C’est un risque de même nature que l’on prend en utilisant un carburant frelaté pour sa voiture. Quelle que soit la robustesse du moteur, il finira par lâcher.
Les redressements fiscaux majorés des sanctions ne sont plus incorporables dans le prix de vente. Donc, on est obligé de puiser dans les capitaux propres pour y faire face
Comme ce sont les conséquences qui vous intéressent, je pourrais les regrouper en deux catégories. D’abord, les conséquences macro-économiques. N’oubliez pas que ce sont les données des entreprises qui servent à l’élaboration des agrégats de la comptabilité publique. Ceci signifie que si celles-ci sont biaisées, nos statistiques peineront à être fiables. Exemple : le PIB marchand (hors administration publique) x 17,5% (taux de TVA sans centimes additionnels) comparé aux recettes de la TVA déclarée par la Direction générale des impôts (DGI) affiche une différence ahurissante, qui ne peut pas s’expliquer par les seules exonérations fiscales.
Ensuite, les conséquences microéconomiques. Les comptes faux donnent une image fausse de nos entreprises. Ceci nourrit, en premier, la réputation de fraudeurs patentés qui fonde les contrôles terrifiants de l’administration fiscale. Mais plus grave, ce sont leurs problèmes de financement. Leur seul guichet semble être la banque, voire les tontines, alors que la bourse de valeurs existe depuis quelques années, et leur offre des fonds de long terme, à condition bien sûr de montrer patte blanche.
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