Du bon et “juste“ usage des instruments de la politique monétaire, à savoir le taux de change et le taux directeur comme bouclier contre la dégradation de l’économie. Une “doctrine“ BCT est née.
Mercredi 15 courant, le gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, accueillait à l’amphi Hédi Nouira, Pr Ghazi Boulila, doyen de l’ESSECT à la tête du plein de troupes de l’université – enseignants, chercheurs et étudiants compris.
Lors de cette rencontre-débat avec l’unité de recherche de l’ESSECT, dénommée “Développement financier et innovation“ (DEFI), l’on examinait, en épreuve de “Grand Oral“, « le rôle de la BCT dans l’actuel contexte économique et national ». Dit autrement, il s’agit de se pencher sur la « portée de la politique monétaire en temps de crise ».
Le sujet en soi est explosif. De toutes les mesures d’endiguement de la dérive de l’économie, dans le contexte houleux que connaît le pays, l’augmentation du taux directeur de la BCT reste la mesure la plus spectaculaire. Ceci expliquant cela, on comprend que, dans cette bourrasque, une tentative d’éclaircissement sur l’efficacité de la politique monétaire et du bien-fondé de l’augmentation du taux directeur, devienne une nécessité.
Cet examen académique, dans l’absolu, est instructif. Et, dans une échappée tactique, le gouverneur de la BCT s’en est servi pour rassurer les partenaires financiers, dont les bailleurs de fonds multilatéraux.
La BCT est bien à la manœuvre selon un ordre de bataille, certes audacieux mais bien structuré et cohérent. Pas de doute, ça fait tilt. Via la politique d’ouverture voulue par Marouane Abassi, la BCT peut, avec cette pratique “habile“, communiquer sur le bien-fondé de sa gouvernance et la rationalité de ses décisions.
La rencontre avec DEFI fut un moment intense d’échanges et de confrontations d’idées et de thèses économiques entre universitaires et “Decision makers“ de la sphère de l’économie réelle.
Le gouverneur en posture “Full Monty“
Marouane Abassi, ex-professeur à IHEC, qui se sent viscéralement rattaché à ses racines universitaires, était tout heureux d’ouvrir les portes de “Old Lady“* pour accueillir les siens. Pr Ghazi Boulila et la Dream Team qui l’accompagnait voulaient engager une joute exploratoire pour expliciter le pourquoi du comment de l’acharnement sur le taux directeur. On eut droit à un exercice de Disputatio** tant on avait débattu de tous les tenants et les aboutissants de la politique monétaire. On s’était livré, littéralement, à une opération de “dissection“ de la politique monétaire suivie par la BCT.
En effet, il y avait comme un effet Momentum qui plaide en faveur de cette confrontation d’autant que la récente augmentation du taux le portant de 6,25 % à 7 % pourrait être suivie, sous peu, sous l’exigence de la conjoncture, d’une augmentation supplémentaire. Cette conviction sans obstination, que la solution est dans le relèvement des taux, semblait intriguer les visiteurs.
Pr Ghazi Boulila décrivait avec justesse le bourbier désastreux de la politique des revenus où la Tunisie semble s’être enfermée et voulait être édifié sur la portée de la mesure de la BCT.
Bien en verve et en posture “Full Monty“***, Marouane Abassi est revenu avec pédagogie sur l’ensemble des séquences qui ont conduit à ces mesures.
Garder la tête hors de l’eau
Depuis son arrivée à la BCT en février 2018, le gouverneur soutient que la politique monétaire est passée par trois cycles. De 2016 à 2018, la politique de “Quantitative Easing“, si nécessaire pour ne pas gripper la liquidité du système, avait “cramé la caisse“. Et le refinancement culminait à 17 milliards de dinars alors que dans les pires moments d’avant 2011 il atteignait rarement les 0,8 milliard de dinars.
L’inflation risquait, par conséquent, de devenir monétaire. Il fallait “garrotter“ et se diriger vers une stabilisation macroéconomique.
Du mois d’avril 2018 au mois de février 2019, le taux directeur fut relevé à trois reprises d’un total de 2,75%. Les recettes touristiques ont approché le niveau de 2011. De ce fait, l’agence Moody’s, en octobre 2019, tout en nous maintenant au même grade de B2, avait relevé sa perspective “de négative à stable“. La même année, le dinar s’est stabilisé après s’être déprécié de près de 30 % entre 2016 à 2018. Tout a été mis en place pour espérer une relance.
La crise sanitaire est survenue et 2020 nous tirera vers le bas. Il a fallu rééditer un scénario de crise avec ce qu’il fallait de rigueur. Dans l’intervalle, les déficits jumeaux s’étaient emballés. Et le gouvernement n’a rien entrepris pour conjurer le déficit commercial et le pays continue à vivre sur un grand pied avec des importations à tout va. Même les achats à terme au moins pour l’énergie et les céréales n’ont pas été activés.
Devant cette situation, un élément de résilience impondérable s’est manifesté, à savoir le doublement des transferts de la diaspora, lesquels ont atteint le palier de 7,8 milliards de dinars en 2021.
Et en 2022, du fait de la guerre en Ukraine, le système prenait l’eau de toutes parts. La stagflation s’installait. Le déficit budgétaire pour l’exercice en cours passerait de 6,8 % à 9,7 %. Cela rend encore plus difficile son financement. L’ennui est que le pays manque de devises. En dehors de quelques concours d’appoint, la Tunisie n’a pas obtenu de financement ni du FMI ni du marché. Et, le tout sans faire marcher la planche à billets.
Maintenir l’inflation sous contrôle
Tour à tour, Mourad Abdesslem et Rym Kolsi, tous deux directeurs généraux à la BCT, se sont relayés pour étayer, chiffres à l’appui, les grands tournants de la politique monétaire tels que détaillés par le gouverneur.
Ils ont mis en avant la part d’expertise qui sous-tend les grandes décisions monétaires et de change. La Tunisie s’est dégagée en moins de 17 mois, délai record, de l’étau de la liste grise du FMI, alors que deux autres pays arabes similaires y sont encore. La gestion avisée du cours du dinar a été du meilleur effet notamment en cette période où les prix des matières premières sont saisis de la fureur de la hausse et du démon de la volatilité.
L’orientation décidée par le gouvernement d’aller vers la vérité des prix ne semble pas mettre le système en péril, car la politique monétaire est ajustée en intelligence avec la réalité du terrain. Et l’inflation pourrait, malgré les affres de la guerre en Ukraine qui nous a happé en plein effort de redressement d’après-Covid-19, demeurer sous contrôle. On pourrait finir l’année avec une moyenne de 7,3 %, soutiennent les DG de la BCT avec une grande résolution.
Cela soulève un certain scepticisme. On ne sait quelle parade serait trouvée pour s’opposer à l’inflation importée. Cependant, on salue la détermination de la BCT à s’engager à enrayer la dégradation de la situation économique et préserver la rationalité du système.
Dans le contexte actuel, un “Policy Mix“ rapprochant politiques monétaire et budgétaire aurait été du meilleur effet. Il est introuvable pour le moment car le déficit budgétaire devient indomptable avec son “exubérance irrationnelle“ pour emprunter l’expression de Alan Greenspan. Et si la politique monétaire est impuissante à relancer la croissance, au moins elle procure à l’économie les moyens de sa résilience.
Une BCT “impériale“
La rencontre avec DEFI était en partie à caractère académique, et on a pu mesurer que l’argumentaire de la BCT s’adosse aux préceptes des théories économiques et même qu’une école de pensée interne est en train de se constituer pouvant mener à une Doctrine maison. Et c’est là une avancée remarquable.
Dans les pays avancés, il est de notoriété publique que toute nouvelle administration fasse connaître sa doctrine économique avant de s’installer aux affaires. Cette manière de la BCT de régler les grands choix économiques sous sa haute expertise est empreinte d’un noble sentiment de responsabilité.
Marouane Abassi, en toute probabilité, doit songer à l’avenir, et notamment au sien propre et c’est un souci bien légitime.
Approché pour participer au gouvernement Chahed, il avait souhaité constituer un pôle économique et financier conséquent pour donner la cohérence requise à la politique économique.
Sa gestion de la BCT relève de cette vision à champ large. Et d’ailleurs il a profilé de cette rencontre avec DEFI comme une action de communication de longue portée.
La posture de la BCT peut servir de bouclier dans les négociations avec le FMI car, preuves à l’appui, elle permet de relever la résilience de l’économie tunisienne à son plus haut niveau. La BCT serait dans la position du tiers certificateur ou du tiers de confiance, ce qui est un atout majeur entre les mains du gouvernement. Cependant, le gouverneur prévient que la relance ne viendrait que d’une meilleure inclusion financière, et cela c’est une recette maison car à notre portée. Mais également d’un retour des IDE, qui inverseraient la balance. Et ceux-là sont rivés sur la décision du FMI.
Le gouverneur de la BCT prend les devants et considère que le FMI ne prendrait pas le risque d’abandonner les pays tel la Tunisie qui ont su résister par eux-mêmes. C’est un bon réflexe guerrier que de chercher à désarmer son interlocuteur.
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* Fantaisie londonienne désignant la Banque d’Angleterre par l’expression “The Old Lady“ of “Threadneedle Street“, nom de la rue de la Banque.
** À l’origine, la disputatio consistait en une discussion organisée selon un schéma dialectique sous la forme d’un débat oral entre plusieurs interlocuteurs, en général devant un auditoire et parfois en public.
*** Expression anglaise qui veut dire ‘’Sortir le grand jeu’’.