Le doyen Sadok Belaid a remis, lundi 20 juin 2022, le draft de la nouvelle Constitution au président de la République qui a déclaré que certains articles de lois stipulés dans la Constitution proposée ne sont pas définitifs et qu’ils pourraient être révisés.
Sadok Belaid avait auparavant déclaré à maintes reprises que le président n’avait donné aucune instruction ou émis des conditions lorsqu’il l’a chargé de présider la commission de la rédaction du nouveau texte constitutionnel du pays.
Les grandes lignes d’une Constitution qui n’est pas « définitive » dans l’entretien ci-après.
WMC : Vous avez déclaré dans une radio de la place qu’une grande Constitution ne peut l’être qu’en étant pourvue d’un pouvoir libérateur ? Comment, d’après-vous, pourvoir la Constitution d’un pouvoir libérateur ?
Sadok Belaid : L’une des particularités du projet de Constitution élaboré avec mes collègues est axée sur une mission très importante ignorée par plusieurs régimes et entre autres par le régime politique tunisien depuis l’indépendance, même s’il y a des nuances à apporter à ce propos.
Cet axe, préoccupation des dirigeants politiques, de l’action politique ou la gouvernance politique, est une question : pourquoi gouverner ? Et la réponse la plus évidente est « gouverner pour satisfaire les demandes et répondre aux attentes et espérances du peuple. Vous n’êtes pas là pour faire de la politique politicienne, vous n’êtes pas là pour faire du show, vous êtes là pour être au service du citoyen, vous êtes là pour travailler ».
pour moi, la liberté consiste à libérer l’homme en tant qu’agent économique qui crée de la richesse
La première préoccupation du Tunisien, et particulièrement après les crises successives depuis 2011, est la relance économique et sociale. Et si nous ne mettons pas dans la tête des dirigeants que leur première mission consiste à d’abord à sauver le pays de la crise dans laquelle il est enfoncé par la mauvaise gouvernance depuis plus d’une décennie, nous n’avons rien fait. Nous devons, dans ce cas, nous attendre à une nouvelle révolution qui sera peut-être plus brutale que celle que nous avons connue en 2011 ou celle que nous avons eu en juillet 2021.
Donc pour moi, la liberté consiste à libérer l’homme en tant qu’agent économique qui crée de la richesse. La politique de développement sur les cinquante années à venir doit être orientée vers la valeur travail et plaider pour la libre initiative et l’entrepreneuriat.
On a formaté les esprits dans l’idée que « pour avoir un emploi, il faut s’adresser au gouvernement, à l’administration, et si vous n’avez pas un poste important, prenez même un poste moindre, nous vous trouverons des solutions ». Alors qu’il faut les inciter à avoir plus d’ambition, à créer, à innover indépendamment parlant de l’Administration publique.
C’est la mentalité de l’Etat garant de tout « mismar fi hit » comme on dit chez nous, depuis cette Constitution de 2014 on a constitutionalisé le droit à la grève mais jamais de la valeur travail. Pensez-vous pouvoir changer la donne ?
Nous encourageons la création de la richesse, il faut qu’on organise les possibilités de travailler, par la formation, par l’éducation, par l’aménagement du territoire. C’est très important.
La Constitution parle-t-elle de cela ? Parce que généralement les Constitutions annoncent les grandes lignes et les principes fondamentaux seulement.
La Constitution a ce défaut, et il est congénital, c’est qu’elle est tout le temps considérée comme étant la règle suprême. Donc si vous faites un mauvais choix dans un laps de temps bien déterminé, c’est dramatique et pour changer le point et la virgule, il faut revenir à l’assemblée.
Dans la Constitution de 2014 figure le droit à la grève, mais le droit à la grève doit être pratiqué dans la limite du raisonnable, dans la limite des lois, dans la limite des conventions internationales. En Tunisie, parce que c’est un droit constitutionnel, on l’exerce comme on veut, et ça nous a donné cette réalité d’aujourd’hui : des abus. Dans la nouvelle Constitution, ce sont les droits économiques et sociaux qui sont constitutionnalisés.
Il faut inciter les gens à avoir plus d’ambition, à créer, à innover indépendamment de l’Administration publique.
La Constitution va établir des principes généraux, qui ont une durée de vie possible de 10 à 15 ans. Disons, par exemple que l’initiative privée est protégée et reconnue par la loi sans aucune restriction, c’est un principe que vous pouvez appliquer sur des années. Regardez aux USA, c’est l’initiative privée qui prime, on peut être obligé de passer par l’accord du Congrès si on est bloqué, et si jamais on n’est pas satisfait, on peut recourir à la Cour suprême.
Comme vous le savez, l’économie n’est pas vraiment la tasse de thé des politiques et du leadership dans notre pays, voyez les récalcitrants à la libre initiative, ils bloquent complètement la possibilité d’une dynamique de l’investissement privé. Il y a une hostilité surprenante s’agissant des créateurs de richesses dans notre pays.
C’est pessimiste comme vision. Je pense qu’à la base, tout passe par l’éducation. Nous n’avons pas idée de l’importance de l’élément fondamental qu’est l’éducation dans la gestion des Etats et des sociétés. La Corée du Sud était un pays très paysan, soumis à une sorte de servage. Les mandarins et grands aristocrates exploitaient le peuple sans vergogne. Aujourd’hui, la Corée du Sud est un pays très avancé sur le plan de l’éducation et de l’enseignement. C’est grandiose.
Dans les années 50, c’était un pays analphabète, il est aujourd’hui à la pointe du progrès, rempli de génies, d’inventeurs, de constructeurs, ouvert aux activités à la pointe de la technologie, et tout cela grâce au système d’enseignement.
L’éducation commence à la maternelle, si vous ratez l’étape de la maternelle, c’est une génération dépassée, parce qu’à cette étape le cerveau est capable de capter l’information et d’apprendre d’une manière extraordinaire. Moi j’ai mis 20 ans pour apprendre l’anglais ; mon petit-fils a 3 ans, il parle l’anglais couramment. Pourquoi ? Parce qu’il assimile mieux, à la télé, à l’école, etc. Il faut éduquer pour changer les mentalités.
Dans la nouvelle Constitution, ce sont les droits économiques et sociaux qui sont constitutionnalisés
Donc cette Constitution a consacré des axes importants à l’éducation et à l’enseignement ?
En effet, un groupe a travaillé sur l’idée de la réforme du système culturel et éducatif.
Comment avoir écrit une Constitution en si peu de temps ?
Est-ce que vous connaissez la théorie d’Einstein sur le temps et l’espace ? Moi je suis einsteinien, et mon temps à moi est einsteinien, j’essaie de réduire l’espace pour rester dans la limite du temps.
Dans la Constitution, vous avez parlé de la libre initiative, de la valeur travail, de l’entrepreneuriat, et vous avez parlé également des trois lignes que vous allez consacrer aux jeunes. Peut-on tout mettre dans une Constitution ?
Non, on ne peut pas tout mettre dans une Constitution pour éviter que les juristes s’acharnent contre elle. Les juristes sont brillants et trouvent toujours quelque chose à dire. Ils vous diront que la virgule de cet article annule le point de l’autre, et ainsi de suite.
Le plus important pour nous est de s’attacher aux principes fondamentaux. La Tunisie a des priorités, et parmi elles, les jeunes. La révolution ne peut pas avoir été faite avec autant de sacrifices pour rien. Il y a eu des sacrifices, il y a eu des morts, des jeunes désenchantés qu’on a laissés sur le bord de la route sont morts noyés en cherchant à se reconstruire ailleurs.
C’est la raison pour laquelle je me suis dit qu’il est primordial de consacrer un article dans la Constitution aux jeunes pour leur donner de l’espoir et leur dire qu’ils sont l’avenir de la Tunisie et que ce sont eux qui décident de son futur.
Le deuxième axe auquel j’ai pensé et pour lequel j’ai consacré un groupe, est le numérique. Les USA, la Corée du sud, ce sont des pays numérisés à 100%. Nous deviendrons peut-être des animaux un autre jour, on s’en fout parce que tout modèle à ses propres limites, mais actuellement, il faut miser sur les hautes technologies et c’est l’une des priorités de la Tunisie. Il faut aujourd’hui penser différemment, j’ai fait en sorte que le numérique soit mis en exergue dans cette constitution.
Des jeunes désenchantés sont morts noyés en cherchant à se reconstruire ailleurs. Il est donc primordial de consacrer un article dans la Constitution aux jeunes pour leur donner de l’espoir
Pour le volet économique, des experts d’envergure et des collègues m’ont donné leur vision pour ne citer que Hechmi Alaya, Radhi Meddeb ou Hédi Larbi et en 72 heures.
Est-ce qu’après avoir remis le draft au président de la République, vous ne craignez pas qu’il en change l’essentiel ?
Le président de la République ne m’a jamais donné une instruction, exprimé un vœu ou une préférence. Je ne pense pas qu’il procédera à des changements majeurs.
Pour terminer, est-ce que votre Constitution est aussi longue que celle de 2014 ?
80% des articles de cette Constitution ne dépassent pas une ligne et demie.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali