23 ans d’expertise dans le domaine des énergies renouvelables, le moins qu’on puisse dire est que Omar Bey n’est pas un novice dans un secteur qui prend de l’ampleur et revêt une importance majeure dans un pays qui souffre d’un déficit énergétique structurel. Retour historique sur une Tunisie aujourd’hui à la traîne dans un secteur où elle était précurseur !
WMV : L’intérêt de la Tunisie pour les énergies renouvelables ne date pas d’aujourd’hui, pourquoi ce secteur n’arrive-t-il pas à avancer ?
Omar Bey : La Tunisie a commencé à faire de l’éolien en 1976 avec la petite éolienne. Des études approfondies ont été réalisées à l’époque dans le solaire et l’éolien. La Tunisie a été la première en matière d’exportation du savoir-faire. Dans les années 2000, le Maroc, qui n’avait pas de programme, a fait un appel à des experts tunisiens.
Pourquoi alors tous ce retard par rapport aux autres pays ?
Toutes les études faites ont été enterrées dans les tiroirs. Pourtant, la Tunisie est particulièrement privilégiée du fait de son emplacement. Nous sommes situés sur une bande passante qui fait le tour de la terre, il y a l’ensoleillement le plus important. Nous avons une radiation de soleil qui nous permet d’avoir le meilleur rendement des panneaux solaires photovoltaïques, et nous avons des zones qui sont très ventées.
Je prends l’exemple du nord-ouest et du Cap Bon qui sont des zones où la vitesse du vent est de 60 km environ. Nous sommes entre 8 et demi et 10 m par seconde, ce qui est exceptionnel par rapport au vent.
Notre avantage le plus important est que le vent en Tunisie est relativement stable, ce qui permet à la machine de l’éolien de travailler à 100% pendant 40% de temps. En Europe, en terre ils ont des 6 à 7 mètre/seconde, donc ils sont à 3 000 heures alors qu’ici en Tunisie on peut aller jusqu’à 4 000 heures.
Les ressources en énergies renouvelables de Tunisie sont très importantes et le coût de production de KW peut devenir très bas ; nos partenaires européens le savent parfaitement.
Aujourd’hui, vu le développement accéléré de l’hydrogène vert, l’Europe est en train de prospecter le nord de l’Afrique, notamment la Tunisie et le Maroc.
Le potentiel investissement est important, et nous avons dans notre pays des capacités énormes pour y répondre favorablement même si pour l’éolien nous avons un blocage au niveau du ministère de la Défense nationale qui concerne les zones de restriction établies depuis des décennies.
Grâce à l’évolution des nouvelles technologies de l’information, toutes les opérations de surveillance et de contrôle sont devenues satellitaires, quel intérêt dans ce cas de priver le pays de sources de production énergétiques et d’investissements substantiels ?
Vous venez de le dire, c’est pour des raisons de sécurité ?
Essentiellement pour l’éolien. Mais il y a des solutions techniques, qu’il s’agisse de l’aviation civile, militaire, des radars militaires ou des télécommunications, qui permettent d’être dans le respect des règles sécuritaires de base et des normes de contrôle et de surveillance internationales.
On parle souvent du Plan solaire Tunisien démarré en 2015, mais nous savons que la stratégie de l’Etat pour le développement des ER date d’avant. Qu’est-ce qui a changé en 2015 ?
Au début des années 2000, j’ai travaillé avec une société américaine de développement des énergies renouvelables spécialisée dans l’éolien. A l’époque elle a signé une convention avec la STEG pour des études d’exploration des potentiels de l’éolien en Tunisie. Il s’agissait de construire des centrales éoliennes dont l’énergie lui serait vendue. En 2005, l’offre était de 55 millimes le KW pour un projet de 100 MW, situé au Cap Bon. Ce projet n’a pas abouti parce que le PDG de l’époque a opposé un niet définitif.
A cause de pareils responsables, le développement du secteur énergétique a été paralysé. Imaginez, si nous avions réalisé ce programme, nous n’aurions pas été obligés de solliciter à chaque fois l’Algérie pour qu’elle nous fournisse en quantités supplémentaires de gaz. Ces responsables, pensant servir le pays, l’ont desservi et ont lésé les contribuables. Ils ont porté atteinte à l’intérêt de l’Etat et à la sécurité énergétique de l’Etat, pour des raisons personnelles et qui n’ont rien à voir avec l’intérêt national.
Et pourtant, la Tunisie a été pionnière dans les ER
Le programme des énergies renouvelables a démarré en 2000. La Tunisie a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour la production de 300 MW en 2003. Ce projet a été initié par une entreprise américaine. Ensuite, il y a eu une manifestation d’intérêt pour 100 MW pour l’année d’après et 200 MW ensuite. Un bras de fer s’en est suivi avec la STEG, avec une grande question : qui va réaliser le projet, la STEG ou les privés ? Les études ont démontré que les apports de l’investissement privé étaient supérieurs de 60% aux apports de l’investissement public.
Donc les 300 MGW ont été réalisés, Ben Ali avait donné l’avantage à la STEG pour la production de 100 MGW réalisés à Bizerte. De 100 MGW, nous sommes passés à 170 MGW avec un système de gré à gré sans appel d’offres.
En 2009, beaucoup de discussions ont eu lieu à propos des ER et on a promulgué la loi sur la maîtrise de l’énergie. Cette loi permet aux industriels de produire leurs propres besoins en énergie électrique et de vendre le surplus à la STEG.
Pourquoi cette loi n’a pas permis une évolution rapide du secteur ER ?
En tant qu’expert, j’avais participé, côté secteur privé, à l’élaboration de cette loi qui comprenait au début des articles sur les consortiums, ce qui veut dire qu’un groupe d’industriels peut produire ses propres besoins en énergie dans le cadre d’un projet commun, cela a été supprimé.
Il y avait aussi la possibilité de créer une société dédiée mais ce n’était pas assez pratique pour les industriels opérant dans les secteurs énergivores. Ils préféraient continuer à profiter des subventions de l’Etat en électricité. Du coup, la compensation a profité aussi bien aux investisseurs nationaux qu’étrangers.
Donc la loi n’a pas servi à grand-chose ?
Quand on a créé cette loi, on a dit chaque entreprise peut créer sa propre société de consommation d’énergie renouvelable. En fait, le financement de ce type de projet ne se fait pas d’une manière classique. C’est un financement sans recours, la seule garantie du projet est le projet lui-même.
Vous allez dans une banque qui vous accorde un prêt en hypothéquant le projet de la centrale. Le contrat qu’on appelle “contrat d’achat d’électricité“ (Power Purchase Agreement, PPA) se fait sur une durée de 20 ou 25 ans, et l’industriel s’engage à prendre toute l’énergie produite par la centrale à un tarif spécifique qui ne change que s’il y a inflation.
La loi de 2009 n’a pas été acceptée, était-elle inapplicable ?
Les industriels se posent la question suivante : pourquoi prendre des risques ? Je vais mettre des millions de dinars (une centrale de 1 MGW dans l’éolien coûte un million d’euros) que je ne pourrais peut-être pas rentabiliser. Pour une cimenterie comme celle de Gabès, il faut 45 MGW, ce qui exigeait un investissement de 45 millions d’euros, 100 MDT tunisiens à l’époque. Qu’est-ce que cela va me rapporter ? Si je mets 100 millions de dinars pour produire de l’électricité, je ne gagnerai pas grand-chose alors que je peux, avec ce montant, créer une autre unité qui va me faire gagner 10 fois plus et j’ai la subvention de l’Etat.
La suppression des subventions, pour les cimenteries par exemple, n’a pas déclenché un grand mouvement de production des énergies propres.
Othmen Ben Arfa, PDG de la STEG avant 2010, avait juré ses grands dieux que tant qu’il y était là, aucun privé ne rentrerait dans le secteur ; après, il y a eu la chute du régime et beaucoup de choses ont changé.
On a réalisé que le déficit énergétique allait crescendo. Il y a eu des réunions entre le secteur privé, le secteur public et des organismes internationaux comme la GIZ, le PNUD, pour finalement arriver à la loi 2015 qui satisfaisait relativement aux impératifs du secteur énergétique du pays.
Les mêmes problèmes de rejet de la participation des privés à la production énergétiques ont persisté. On pense que la privatisation est l’ennemi. La vérité est que lorsqu’on développe les énergies renouvelables en Tunisie, à terme tous les projets finissent par appartenir à la STEG comme c’est le cas de la centrale électrique de Radès.
Autre point à prendre en considération : tous ceux qui travaillent dans le secteur des ER sont des compétences de la STEG (ingénieurs et techniciens).
La STEG pourra-t-elle répondre aux besoins du pays aujourd’hui et dans les années qui viennent ?
Pourquoi la STEG n’y arrive plus ou y arrive difficilement ? Il faut comprendre que nous ne pouvons pas compter systématiquement sur l’Algérie lorsque la demande dépasse l’offre en période de pointe. Il y a toutes les pertes sur les réseaux, ceux qui se raccordent aux réseaux et qui ne paient pas, ainsi que les gratuités dont le nombre dépasse les 12 000.
Et puis il y a l’orientation du monde, le monde entier va vers les énergies propres. Et même pour les financements, il faut savoir que dans 5 ou 10 ans, on ne financera plus des centrales recourant aux énergies fossiles pour produire de l’électricité. Le monde entier s’oriente vers les ODD et l’économie verte. Plus tôt, nous le comprendrons, mieux c’est.
Propos recueillis par Amel Balhaj Ali