La célébration, cette année, de l’anniversaire de la proclamation de la république coïncide avec le référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution devant, en principe, paver le terrain à une troisième république. La première étant celle proclamée par le leader Bourguiba en 1957, tandis que la deuxième remonte à 2014, année au cours de laquelle il y a eu, pour la première fois depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, « des élections libres et démocratiques ».
65 après sa proclamation, la République tunisienne est, hélas, toujours une République fragile, trop fragile même, voire une République à peu près, non efficiente ne servant pas en priorité les intérêts des citoyens tunisiens.
Globalement, il ne fait plus bon de vivre dans ce pays pour l’indépendance duquel leurs aïeuls ont consenti le sacrifice suprême.
A preuve. Une récente enquête menée par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a montré que 45,2% de Tunisiens âgés entre 18 et 34 ans (5 millions de jeunes environ) disent vouloir quitter le pays et émigrer vers l’Europe. Le pays est répulsif pour les Tunisiens. A l’ouest, ils ont les yeux rivés vers l’Algérie, et à l’est ils n’ont d’yeux que pour l’Europe à travers l’Italie.
C’est dire qu’en dépit des progrès accomplis, particulièrement au lendemain de l’indépendance avec le leader Bourguiba en matière d’émancipation de la femme, de généralisation de l’enseignement, de l’accès aux soins, de création de nouvelles activités économiques (tourisme, industrie, industrie culturelle), les gouvernants qui se sont succédé à la tête du pays, depuis la moitié des années 60, ont compromis son développement par l’effet de mauvais choix mais aussi et surtout par la vassalisation multiforme de la Tunisie à des puissances économiques et mouvances idéologiques étrangères.
Trois cas de dépendances majeures de l’extérieur méritent qu’on s’y attarde. Si rien ne change avec le projet de cette 3ème République, elles risquent de compromettre et le développement du pays, et son indépendance et sa souveraineté.
La Tunisie déchirée entre laïcité et islamité
La première problématique est d’ordre idéologique. Elle a trait à l’identité religieuse. D’importants pans de la société, formés aux humanités occidentales, souhaitent que la Tunisie soit une République laïque où la liberté de culte et de conscience est garantie, tandis que d’autres rêvent d’une République théocratique inféodée exclusivement à la mouvance islamique internationale.
Le fondateur de la 1ère République, Bourguiba, assume une grande responsabilité parce qu’il n’a pas eu le courage, même si cela se comprend à cette époque, de trancher définitivement entre la laïcité et l’islamité en faisant adopter le premier article controversé de la première Constitution de 1959 : «La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République».
En accédant au pouvoir en 2011, les islamistes ont reconduit cet article dans la Constitution de 2014. Ils l’ont utilisé pour justifier, de fait et de juré, l’islamité de l’Etat tunisien et l’application sur le terrain des préceptes de la Chariaa (loi islamique).
Le projet de la nouvelle Constitution de l’actuel chef de l’Etat, Kaïs Saïed, n’a pas fait mieux. Elle est même allée plus loin. Et pour cause. Elle stipule dans son 5ème chapitre que «la Tunisie fait partie de la Oumma islamique et arabe et du grand Maghreb».
Morale de l’histoire : on n’est pas sorti de l’ornière : on est toujours confronté à la même problématique identitaire et à la dépendance de mouvances islamistes déstabilisatrices extérieures.
Il n’est pas besoin de rappeler les assassinats politiques et les actes terroristes perpétrés, durant la dernière décennie, au nom de l’islam politique, dans lesquels des soupçons pèsent sur le parti islamiste tunisien et dérivés.
L’offshore qui vampirise les devises du pays
Le deuxième cas de vassalisation de la Tunisie est d’ordre économique. Elle a été instituée au temps du premier ministre Hédi Nouira à travers la fameuse loi 72.
Promulguée conformément aux directives des bailleurs de fonds, cette loi a encouragé le lancement d’une industrie offshore de bout de chaîne orientée vers l’extérieur, moyennant de juteux avantages fiscaux, financiers et logistiques (aménagement de zones industrielles pour l’implantation dans le pays). Parmi ces avantages figure le droit de transférer, chaque année, les dividendes en devises.
Selon l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), entre 2000 et 2012, quelques 12 milliards de dollars ont quitté la Tunisie, au titre des « sorties de dividendes pour différentes destinations ; une véritable hémorragie de devises”.
A part les emplois qu’elles fournissent et le capital initial pour s’installer ou s’agrandir, les 3000 entreprises offshore que compte actuellement le pays ont apporté une valeur ajoutée limitée ; idem en termes de transfert technologique.
C’est une industrie répétitive d’assemblage. Elle a en plus le désavantage de décourager tout projet de production industrielle nationale. Ce qui a fait dire à Sami Aouadi, économiste, universitaire et syndicaliste «depuis la fin des années 70, la Tunisie, qui a été une vingtaine d’années auparavant pionnière et innovante, dans plusieurs domaines, n’a pas exprimé une ambition nationale».
Avec Ben Ali (1987-2011), la dépendance de l’industrie tunisienne à l’étranger a été accentuée avec la conclusion d’accords de libre-échange asymétriques multilatéraux (adhésion à l’Organisation mondiale du commerce – OMC)), régionaux (Accord d’association avec l’Union européenne), bilatéraux (accord de libre-échange avec la Turquie).
Profitant des nouvelles règles de jeux imposées par la globalisation des échanges, le nombre d’entreprises offshore en Tunisie a carrément doublé, passant de 1200 environ à 3000.
Au plan agricole, l’ancien Premier ministre Hédi Nouira avait privilégié l’industrie au détriment de l’agriculture. La réforme agraire enclenchée dans les années 60 aurait pu réaliser très tôt la sécurité alimentaire du pays si elle avait ciblé, à l’époque, la valorisation des produits du terroir (conditionnement de l’huile d’olive, dattes, agrumes…) et les 800.000 hectares de terres domaniales et non les petites exploitations agricoles privées.
Le traumatisme généré par le collectivisme a impacté, depuis, le système agricole lequel n’est pas parvenu, jusqu’à ce jour, à nourrir les Tunisiens. Le pays est obligé d’importer en devises ses besoins en denrées alimentaires alors qu’il est réputé pour être avant tout un pays à vocation agricole.
Des cadres formés… pour l’étranger
Le troisième cas de vassalisation concerne l’éducation, fierté de la Tunisie, durant les années soixante. Depuis des décennies, le système éducatif en place ne forme que des générations sans aucune qualification. Le résultat est là : le niveau baisse parce qu’il n’y pas eu d’investissement dans la qualité.
Le pays compte aujourd’hui plus de 200.000 diplômés sans emploi et 100.000 abandons scolaires chaque année. Comble de l’incohérence, nous formons nos meilleurs élèves et étudiants pour les envoyer à l’étranger. Pour ne citer qu’un récent chiffre, plus d’un millier de médecins et de 3.000 cadres (ingénieurs et universitaires) auraient émigré, ces trois dernières années, vers l’étranger. Les statistiques montrent également que la plupart de ces derniers ne reviennent jamais au bercail même s’ils ont un riche patrimoine.
A l’origine de cette fuite scandaleuse de cerveaux, des crimes pédagogiques perpétrés par nos gouvernants.
Le premier remonte à 1983 au temps du Premier ministre populiste, Mohamed MZali, quand il a créé les «lycées pilotes». Cette décision a généré un système éducatif à deux vitesses. Toutes les ressources sont données aux lycées pilotes pour garantir un meilleur niveau aux promus qui sont dédiés aux facultés de médecine et aux écoles d’ingénieurs. Mais avec le reste, c’est-à-dire la masse des élèves qui ont des difficultés d’apprentissage, l’Etat fait preuve d’austérité et contribue en quelque sorte à la baisse du niveau scolaire.
Comble de l’iniquité, les élèves des lycées pilotes et ceux des lycées publics passent la même épreuve du baccalauréat comme s’ils avaient suivi des études dans les mêmes conditions. Comble de l’incohérence, les bacheliers pour la formation desquels on aura tout dépensé ne reviennent que rarement au pays.
Le deuxième crime pédagogique a été accompli par l’ancien Ben Ali. En vertu d’un décret promulgué en 2002, la moyenne annuelle de l’année du baccalauréat a été incluse dans la moyenne de l’épreuve. Ainsi, 25% de la moyenne de l’épreuve dépend de la moyenne annuelle de l’élève. C’est ce qui expliquerait en partie la piètre qualification des diplômés du supérieur.
Heureusement, face à l’ampleur de la dégradation de la qualité de l’enseignement, il a fallu un ministre courageux, en l’occurrence Néji Jalloul, pour annuler définitivement, en 2015, les 25% en deux temps.
Par-delà ces cas de dysfonctionnements de la République, nous ne pouvons pas, l’espace d’un article, énumérer toutes les défaillances structurelles des divers secteurs. Ce qui est certain, c’est que la liste est bien longue.
Nous sommes toutefois convaincus que la mère des réformes à entreprendre en Tunisie doit concerner l’éducation et l’enseignement. Le pays ne peut pas progresser avec plus de 6 millions d’analphabètes et d’illettrés dont au moins 2 millions vivent en dessous du seuil de pauvreté.
La récente annonce concernant l’instauration des écoles normales supérieures pour la formation des formateurs (instituteurs et professeurs) et la généralisation des jardins d’enfants dans les établissements primaires est à saluer. Il fallait commencer par faire quelque chose.
Abou SARRA