Le triomphe du « oui » au référendum du 25 juillet 2022, sur la nouvelle Constitution proposée par le président de la République Kaïs Saïed, ne semble pas avoir été du goût des responsables américains. Il les a même irrités au regard des déclarations publiques de trois responsables de l’administration Biden.
Abou SARRA
Le premier, le porte-parole du Département d’Etat, Ned Price, a fait état au lendemain du référendum d'”inquiétudes américaines sur le fait que la nouvelle Constitution inclut des mécanismes de contrepoids affaiblis, qui pourraient compromettre la protection des droits humains et des libertés fondamentales”.
Réaction des Américains au triomphe du oui
Ned Price fait allusion ici au fait que la nouvelle Constitution consacre un régime hyper présidentiel, autocratique, populiste et conservateur avec comme corollaires : parlement fortement affaibli, pouvoir judiciaire réduit à une fonction, élites et corps intermédiaires (syndicats, patronat, société civile …) marginalisés…
Deux jours après le référendum, c’est Joey Hood, nommé nouvel ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, qui a déploré, devant la Commission des affaires étrangères du Sénat, « une érosion alarmante des normes démocratiques et des libertés fondamentales au cours de l’année écoulée en Tunisie, qui ont hypothéqué de nombreux acquis durement réalisés depuis qu’ils ont renversé un dictateur en 2011 ».
Et d’ajouter : « Les actions du président Kaïs Saïed au cours de l’année écoulée pour suspendre la gouvernance démocratique et consolider le pouvoir exécutif ont soulevé de sérieuses questions ».
Trois jours après le référendum, c’est le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, qui a déclaré, sur son compte Twitter, soutenir « fortement les aspirations démocratiques du peuple tunisien », soulignant qu’un « processus de réforme inclusif et transparent est crucial pour restaurer la confiance des millions de Tunisiens, tant ceux qui n’ont pas participé au référendum que ceux qui se sont opposés à la nouvelle Constitution ».
Ces déclarations ont suscité une vive polémique en Tunisie. Les Tunisiens, à l’exception du parti islamiste Ennahdha et les mouvements politiques qui lui sont inféodés dont le Front du salut de Néjib Chebbi, ont déploré ces propos et les ont qualifiés d’inamicaux pour le peuple tunisien.
Des déclarations américaines sont inacceptables
Officiellement, le ministre des Affaires étrangères, Othman Jerandi, a convoqué Natasha Franceschi, qui fait office de principale responsable de l’ambassade, pour lui faire part que la Tunisie trouve « inacceptables » les déclarations des responsables américains, particulièrement du nouvel ambassadeur des Etats-Unis à Tunis. Il y a vu, pour reprendre ses termes, «une ingérence inacceptable dans les affaires nationales intérieures».
Il faut rappeler que, depuis le coup de force constitutionnaliste du 25 juillet 2021, les États-Unis ont été très critiques vis-à-vis de Kaïs Saïed. Mais cette fois-ci il s’agit d’une nouvelle escalade.
C’est la déclaration du nouvel ambassadeur des Etats-Unis qui a le plus exacerbé une bonne partie des Tunisiens, notamment en ce qui concerne les efforts qu’il va déployer pour normaliser les relations de la Tunisie avec Israël, mais aussi pour appuyer l’armée tunisienne à rétablir les droits humains.
L’homme politique Walid Jellad estime que Joey Hood a parlé de la Tunisie comme le faisait le Régent de France, au temps de la colonisation.
Estomaquée, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme (LTDH) a tout simplement appelé le président de la République, Kaïs Saïed, «à ne pas accepter les lettres d’accréditation de l’ambassadeur américain proposé, Joey R. Hood, après ses déclarations » qu’elle a qualifiées « d’attentatoires à la souveraineté nationale, et contraires aux usages diplomatiques ».
La puissante centrale syndicale, l’UGTT, pourtant pas tendre avec le chef de l’Etat, par la voix de son secrétaire général, Noureddine Taboubi, estime que « la Tunisie n’était pas un des Etats d’Amérique pour que ce pays s’immisce dans ses affaires ».
Les Etats-Unis vont-ils déstabiliser de nouveau la Tunisie ?
Par-delà ce rejet clair –par une bonne partie des Tunisiens- des déclarations américaines, la vigilance doit être de mise. Tout indique que le pays de l’Oncle Sam, fidèle à ses habitudes à faire fi « des règles de l’ordre international », semble en train de tramer un nouveau plan nouveau déstabilisateur de la Tunisie.
Rappelons que les Américains l’ont fait en 2011 en la choisissant pour enclencher le processus destructeur du “Printemps arabe“. Ils pourraient mijoter un nouveau projet pour déstabiliser la région, ciblant particulièrement l’Algérie, à partir de la Tunisie…
Et les reproches que les Américains font au « oui » du référendum du 25 juillet 2022 ne sont pas fondés, notamment en ce qui concerne la faible participation des Tunisiens, laquelle, rappelons-le, est structurelle.
Est-il besoin de rappeler qu’actuellement en Tunisie nous ne sommes pas sous le joug d’une dictature. Pour preuve : jusqu’à ce jour, la liberté d’expression est garantie. La presse est libre même si certains médias anti-Saïed abusent par leur partialité scandaleuse.
Quant à l’opposition, ONG et société civile pour lesquelles les Etats-Unis disent “s’inquiéter“, elles s’expriment librement dans les médias et réseaux sociaux. Elles ont pu, avant le référendum, non seulement manifester dans les rues de Tunis mais également se déplacer librement dans tout le pays pour mobiliser les gens et les convaincre du bien-fondé des causes et des programmes qu’elles défendent.
Conséquence : si elles ont été incapables de mobiliser les Tunisiens autour de leurs programmes, c’est leur problème. C’est ça la démocratie.
A entendre les déclarations des responsables américains, on peut penser qu’ils sont le fruit des Donald Trump qui conteste jusqu’à aujourd’hui sa défaite face à Biden.
La Tunisie a des atouts à prévaloir
Si de tels argumentaires ne peuvent pas convaincre les Américains, la Tunisie, petit pays de 12 millions d’habitants et fragilisé ces derniers temps par une crise économique qui peut la conduire au défaut de paiement, se doit de réagir et d’actionner trois atouts majeurs.
Il s’agit de son emplacement géostratégique au milieu de la Méditerranée qui lui permet de jouer un rôle déterminant dans la mobilité des migrants et des terroristes vers l’Europe, le soutien que lui apportent deux puissances régionales, à savoir l’Egypte et l’Algérie, et le changement du rapport de forces dans le monde.
En effet, avec l’entrée en vigueur, depuis le 1er janvier 2022, du Partenariat économique régional global (RCEP), la plus grande zone de libre-échange au monde, qui comprend 15 pays membres -dont la Chine, le Japon et la Corée du Sud-, les Etats-Unis et l’Union européenne ne sont plus les (seuls) maîtres financiers et économiques du monde.
Mieux, dans le sillage de cette zone, on parle de la création d’un nouveau Fonds mondial international, une façon de contourner les difficultés et conditionnalités exigées pour accéder aux facilités de crédit de l’actuel FMI.
Cela pour dire que l’évolution de la configuration du monde ou ce qui est convenu d’appeler la nouvelle géostratégie joue en faveur de l’indépendance de décision des pays coincés comme la Tunisie.
Les Etats-Unis, qui ont toujours été un allié de la Tunisie, vont-ils courir le risque de voir la Tunisie tomber dans les bras de puissances comme la Russie ou la Chine?
A méditer.