Recul des embauches, incapacité de répondre aux besoins d’un marché de travail qui évolue rapidement, incitations économiques insuffisantes pour les entreprises, une paupérisation des jeunes générations qui ne trouvent plus leurs voies dans leur pays et ne la cherchent même plus, identifiant des pistes ailleurs en s’inscrivant sur les listes des migrants économiques ou, malheureusement, pour certains prenant les bateaux de la mort. C’est à toutes ces questions que Nasreddine Nsibi, ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, réagit à travers cet entretien.

Méthodique et maîtrisant un secteur sur lequel a porté sa thèse de doctorat, il diagnostique, analyse et décide en se fixant comme objectif l’accompagnement des chômeurs -jeunes et moins jeunes- vers l’emploi et le développement de la culture entrepreneuriale vers des esprits orientés systématiquement emploi à vie « mismar fi hit ». La tâche n’est pas des plus faciles.

Dans l’entretien ci-après, Nasreddine Nsibi nous parle de son plan d’action et de sa vision du marché du travail.

WMC : Quelles sont les conséquences des crises sociopolitiques et du marasme économique qui durent depuis plus de 12 ans sur l’emploi et comment y réagissez-vous ?

Nasreddine Nsibi : En agissant sans dramatiser. Nous sommes dans l’action et les solutions. Au ministère (de la Formation professionnelle et de l’Emploi, ndlr), nous sommes dans le concret. Nous travaillons en étroite coopération avec le secteur privé et nous sommes en train de signer des conventions avec tous les acteurs économiques et les fédérations.

Nous accompagnons les entreprises de différentes tailles y compris les multinationales basées en Tunisie dans la formation des ressources humaines dont elles ont besoin en adoptant une nouvelle approche. Il ne s’agit plus des formations de longue durée qui s’étalent sur deux ans et ne sont pas en adéquation avec les besoins des entreprises.

Aujourd’hui, nous identifions ensemble les compétences qui manquent sur le marché du travail et nous invitons les jeunes diplômés en situation de chômage issus de filières à faible employabilité à suivre des formations accélérées de 1 ou 2 mois. Ce sont des cycles courts où ils acquièrent les compétences recherchées par l’entreprise et peuvent être opérationnels dans l’immédiat. Ils sont financièrement pris en charge par le ministère tout au long de la formation à raison 300 dinars par mois pour leurs dépenses quotidiennes.

Nos formations ne doivent plus s’étaler sur deux ans qui ne sont pas en adéquation avec les besoins des entreprises.

Quels sont les secteurs les plus demandeurs sur le marché de l’emploi ?

Les domaines sont divers. Il y a des entreprises à très forte valeur ajoutée technologique dans l’aéronautique, les cartes électroniques, les puces électroniques, l’agriculture moderne avec l’irrigation pilotée et l’IT qui ont besoin de profils adaptés. Nous dispensons aujourd’hui des formations aux diplômés des ISET (Institut supérieur des études technologiques) dans les nouvelles technologies.

Ils reçoivent des formations complémentaires pour répondre aux exigences du marché du travail.

Il s’agit d’un programme tripartite qui comprend le ministère de la Formation professionnelle, celui des Technologies de la communication et celui de l’Economie avec la Commission générale du développement régionale.

Qu’en est-il de la formation dans l’économie verte ?

Nous offrons des formations spécifiques à l’économie verte que nous voulons développer en y mettant les moyens. Nous sommes très actifs dans les énergies renouvelables et nous formons les jeunes dans l’énergie verte, solaire et l’hydrogène vert. Nous préparons les jeunes aux métiers de demain parce que la demande évolue de plus en plus, et il y a des déclarations d’investissement sérieuses dans de nouveaux secteurs exigeant des profils adaptés.

Comme vous le savez, la FIPA (Agence tunisienne d’investissement extérieur) a annoncé que les investissements directs étrangers ont considérablement augmenté cette année.

Le ministère de l’Economie a identifié quatre secteurs porteurs : l’industrie des composantes aéronautiques, l’industrie automobile, l’industrie pharmaceutique et les énergies renouvelables.

Nous préparons les jeunes aux métiers de demain, car la demande évolue, avec de nouveaux secteurs exigeant de profils adaptés.

Ces secteurs identifiés par une étude du ministère de l’Economie comme porteurs pour les dix ou quinze-vingt prochaines années auront besoin d’une main-d’œuvre qualifiée. Nous sommes en train de mettre en place des formations qui métamorphoseront le process de la formation actuelle qui fonctionne avec un process dépassé. Les ressources humaines en Tunisie sont identifiées comme un levier de croissance économique. Nous avons donc décidé de les concevoir autrement en usant d’approches nouvelles impliquant les nouvelles technologies, le 3D et la réalité augmentée. Nous allons résolument vers les métiers du numérique.

D’ailleurs, nous sommes partenaire du forum «Declic-pro», financé par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). A son ouverture il y a quelques semaines à la Cité de la culture, nous avons procédé à la formation de jeunes provenant de différents horizons au digital.

A titre d’exemple, nous formons un bijoutier à concevoir des modèles en 3D. Nous avons aussi ramené des jeunes soudeurs et plombiers que nous avons rassemblés avec un ingénieur en bâtiment et en génie civil, un architecte d’intérieur et des spécialistes en isolation. Ensemble, ils ont créé un modèle de construction conçu sur ordinateur en 3D. On a pu suivre virtuellement l’avancement de la construction du bâtiment.

La technologie dans le monde du travail, en avez-vous les moyens ?

Vous semblez avoir oublié la citation de notre grand Hannibal : « Nous trouverons un chemin ou nous en créerons un ». Nous avons des jeunes brillants qui ne demandent qu’un petit encadrement pour avancer dans la vie. Ils ne sont plus dans le travail manuel classique, et ils ont axé leur activité sur le digital et la 3D en première phase.

Ils sont donc sortis de la formation classique de l’artisanat, dans la bijouterie, dans le bâtiment, dans la valorisation des circuits culturels historiques au digital. Si vous allez à Carthage vous trouverez un QR code qui, dès que scanné, vous donne toutes les informations qui concernent la région, les monuments et l’histoire du site où vous vous trouvez, vous avez votre guide au téléphone. Tout cela a été réalisé par des jeunes dans le cadre d’un programme de coopération internationale.

Et pour accompagner nos jeunes innovateurs, créatifs et brillants, nous avons lancé un projet pilote qui porte le nom de « Machrouek » (Ton projet) ; les inscriptions se font en ligne et le jeune s’inscrit en ligne sur la plateforme « Machrouek ».

Nous avons aussi lancé une plateforme baptisé « Moubader.tn ». Tout jeune qui accède à la plateforme trouve toutes les informations, les données utiles, les questions réglementaires ainsi que les structures d’accompagnement. Dans « Moubader.tn » il y a le lien de « Machrouek » et vice versa.

250 jeunes tunisiens provenant de toutes les régions de la République, soit une moyenne de 10 à 12 porteurs de projets y seront sélectionnés. Nous les accompagnerons jusqu’à la réalisation de leurs projets. Nous choisirons ensuite les deux lauréats de chaque gouvernorat, soit 48 projets, 24 déjà établis et 24 en phase d’idées, qui auront une prime de 30 mille dinars. Ce sont un peu les ressources propres que nous leur offrons, nous les aiderons ensuite à obtenir les financements nécessaires pour leurs projets avec la BFPME (Banque de financement des petites et moyennes entreprises), la BTS (Banque tunisienne de solidarité) ou d’autres banques.

Mais nous n’en resterons pas là, nous ferons une troisièmes sélection, soit les meilleurs projets parmi les 48 et nous les inviterons à les présenter en marge du Sommet de la Francophonie à Djerba, pour cibler des partenaires en Afrique ou partout dans le monde.

Revenons à la formation professionnelle. Vous avez parlé de changement, qu’est-ce qui a changé dans votre secteur ?

Je vous ai dit que je suis dans le pragmatisme et donc tout programme dans la formation professionnelle doit répondre à des besoins sur le terrain. Ayant adopté cette approche, nous avons convoqué au mois de juin 2022 tous les acteurs de la formation professionnelle y compris les stagiaires dans tous les gouvernorats. Nous avons organisé les assises de la formation professionnelle, identifié tous les problèmes, qu’il s’agisse de centres de formation professionnelle vétustes et en mauvais état qui ont besoin de rénovation, de matériel technique dépassé, de formateurs qui ont, eux-mêmes, besoin de formation, de centres fermés depuis un bon bout de temps, et nous avons écouté tous les acteurs, y compris la société civile et les autorités locales. Nous pouvons dire aujourd’hui que nous avons un état des lieux précis de la formation et de tous ses instruments dans notre pays.

Nous avons ensuite convoqué tous les participants, en marge de la Foire nationale de la formation professionnelle organisée du 24 au 26 juin 2022 au Kram sous l’égide de madame la cheffe du gouvernement, pour des assises nationales. Ce fut l’occasion d’établir un diagnostic définitif et d’identifier les priorités pour démarrer le programme de révision et de réhabilitation.

Et quelles ont été vos priorités ?

Des centres de formation professionnelle fermés depuis plus de dix ans que nous devons rouvrir, d’autres où le personnel ne travaille pas mais reçoit son salaire, ce qui est inadmissible, et n’a pas été redéployé ailleurs. Il y a des centres dotés de matériel complètement dépassé ou inexploitable, d’autres avec des foyers inhabitables qui ne peuvent recevoir les jeunes formés et que nous traiterons en urgence.

Nous avons réagi en mettant en place un plan de réhabilitation que nous gérons très prudemment au vu de la limite de nos moyens.

Nous sommes également en train de mettre en place notre propre système d’information, pour avoir à l’instant T et à partir du site des informations précises sur le nombre de stagiaires inscrits dans un centre X ou pourquoi on n’arrive pas à faire la pleine capacité dans un centre Y, pourquoi des stagiaires ne trouvent pas d’emploi après avoir fini leur formation et est-ce que la formation est encore demandée ou pas et si elle ne l’est plus pourquoi.

Grâce au nouveau système d’information, je peux savoir ce qui manque, ce qu’on demande, ce qu’on attend et j’y réponds. Pour moi, anticipation et réactivité sont les maîtres.

Nous comptons créer une première génération d’entrepreneurs locaux, nous les accompagnons et les soutenons pour que leurs projets réussissent

Quelle culture de travail dispense-t-on aux jeunes ?

Nous nous attaquons aussi à la culture du travail et surtout au rétablissement de la confiance des jeunes en leur pays. Dans les régions où malheureusement tout est plus difficile. Nous avons des jeunes qui déposent des dossiers pour avoir un emploi, attendent six mois à un an pour recevoir souvent un refus sans savoir pourquoi. Là nous avons décidé que toute demande doit être ajournée et non refusée. Quand on répond au jeune, on doit lui expliquer pourquoi sa demande est ajournée.

Dans la formation, nous travaillons aussi sur des approches prenant en compte les spécificités de chaque région et ses propres besoins. Aujourd’hui, j’ai des jeunes qui suivent une formation, mais en retournant dans leurs régions, ils ne trouvent pas d’emploi. Ils déménagent donc à Sfax, Sousse ou Monastir, louent des logements insalubres et souffrent d’une mauvaise qualité de vie.

Ce que nous comptons faire, c’est de créer une première génération d’entrepreneurs locaux, nous les aidons, les accompagnons, les soutenons pour que leurs projets réussissent, deviennent une source pour l’emploi dans la région et des locomotives pour d’autres porteurs de projets. C’est ainsi que nous concevons le développement durable pour une croissance durable.

Qu’en est-il des projets PPP dans la formation professionnelle ?

Aujourd’hui, nous avons dans le pipe 16 centres que nous comptons gérer en PPP ; 16 centres sur 120 qui sont sous la tutelle du ministère, c’est un bon commencement.

Et votre rôle dans l’école de la deuxième chance ?

Notre ambition est de doter chaque gouvernorat d’une école de la 2ème chance. Après celles de Bab El Khadra, de l’Ariana et de Kairouan, une autre sera ouverte très bientôt à Sousse et sera financée par l’Agence française de développement (AFD) à hauteur de 15 millions de dinars.

Nous voulons sauver les jeunes qui ont quitté les bancs de l’école et leur offrir des solutions réelles.

Notre ambition est de doter chaque gouvernorat d’une école de la 2ème chance. Nous voulons sauver les jeunes qui ont quitté les bancs de l’école et leur offrir des solutions réelles

Là, nous sommes en train d’identifier les experts. L’école de l’Ariana est déjà fonctionnelle, et c’est avec la société civile que nous l’avons réalisée. Très prochainement nous démarrons les travaux de celle de Gabès qui est sous la tutelle du ministère des Affaires sociales.

Les quatre premières écoles ont été réalisées dans le cadre d’un partenariat avec l’UNICEF, maintenant nous avons obtenu un autre partenariat avec l’Agence française de développement pour l’école de la deuxième chance à Sousse.

Nous voulons donner la possibilité aux jeunes en abandon scolaire d’avoir un cursus de formation professionnelle pour assurer leur avenir et en faire des acteurs créateurs de croissance pour l’avenir.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali