La prolifération des déchets en Tunisie n’est pas uniquement un problème écologique, mais aussi une perte économique et un malaise social. La gravité de la situation écologique du pays crée un environnement social quelque peu instable, selon Imen Bdour, chercheuse à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sfax.
Dans un document intitulé “La prolifération des déchets en Tunisie : difficultés, enjeux et solutions pour un véritable éveil écologique”, publié samedi 20 août 2022 par le FTDES (Forum Tunisien pour les droits Economiques et Sociaux), la chercheuse en sociologie souligne que dans “presque dans toutes les régions, la situation est critique et la collecte des déchets pose un grave problème”.
“Sur le plan social, la mauvaise gestion des déchets a des effets néfastes et nuisibles sur la santé des habitants vivant à proximité des décharges. L’impact psychologique des déchets et des ordures est tout aussi, important que leurs répercussions négatives sur le plan sanitaire. En effet, le citoyen perd sa confiance à l’égard des autorités publiques qui semblent ne pas se soucier de sa santé ou du danger que représentent les déchets sur sa personne. Il perd par conséquent son sentiment d’appartenance et son estime par rapport à son pays, à sa culture et à son identité. Aussi, le laxisme de l’Etat par rapport au traitement du problème des déchets surtout dans les zones et quartiers défavorisés amplifie le sentiment de l’inégalité sociale et alimente la haine entre les classes sociales”, relève t-elle.
L’enfouissement des déchets: Une technique dangereuse
En matière de gestion des détritus, elle cite un expert en gestion de déchets, Walim Merdaci qui précise que 85% des déchets collectés dans les bennes à ordure sont envoyés dans des centres d’enfouissement techniques, tandis que le reste est entassé dans des décharges sauvages ou laissé dans les rues et les espaces urbains. En revanche, seulement 4 à 7% des déchets ménagers sont recyclés. Une infime partie qui ne dépasse pas les 4 % est recyclée tandis que le reste est entassé jusqu’à ce que l’Etat trouve un espace où enfuir les déchets.
“Inutile de rappeler que la technique d’enfouissement des déchets représente un danger pour la flore, la faune et les nappes phréatiques, outre les dangers d’empoisonnement et de détérioration du sol”.
Bdour évoque aussi, le coût de cet enfouissement, prenant la décharge de Jbel Borj Chakir comme exemple. Cette dernière ” reçoit le plus de déchets annuellement, soit plus de 900 000 tonnes”, l’enfouissement coûte à l’Etat ” entre 150 et 200 dinars la tonne “, selon les propos de Tarek Masmoudi, chef d’une entreprise de recyclage de déchets.
Par ailleurs, il y aurait en Tunisie près de 8 000 barbechas (chiffonniers) qui récupèrent à eux seuls près de 67% du plastique destiné au recyclage, dans les décharges…. Mais “malgré leur activité majeure, ces barbechas et une poignée d’entreprises de recyclage ne sont pas suffisants ni efficaces pour lutter contre le problème des déchets qui menacent l’ensemble des secteurs vitaux dont l’économie, l’agriculture, la santé et le tourisme”.
D’un autre côté, “les barbechas, les éboueurs et le personnel chargé du traitement des déchets dans les décharges sont considérés comme une communauté marginalisée et invisibilisée”.
Mettre en place une véritable stratégie environnemental
Face à cette situation catastrophique, la chercheuse appelle à mettre en place une véritable stratégie environnementale, dont la première étape passe par la sensibilisation des citoyens aux risques liés à la prolifération des déchets et aux bonnes pratiques permettant de garantir la propreté, à travers une campagne de grande échelle qui doit être diffusée sur les réseaux sociaux, les médias et à travers des affiches dans les espaces publics les plus fréquentés.
Il s’agit à ce niveau, de s’inspirer des expériences étrangères réussies, dont celle du Japon où les enfants dès leur plus jeune âge apprennent à nettoyer l’école, à faire attention à la propreté des lieux et à respecter les professionnels du nettoyage. Il y a, aussi, exemple du système pénal américain qui oblige les jeunes qui ont écopé de peines pénales dans certains Etats, à exécuter des tâches pour le bien public comme le nettoyage des lieux publics.
“Le ministère de la culture doit également offrir ses subventions à des projets cinématographiques qui sont capables de sensibiliser les citoyens par rapport à l’écologie et le respect de l’environnement”.
Le document recommande encore, “un durcissement du cadre légal sur la pollution et des sanctions plus fermes contre les entreprises qui ne respectent pas les lois en vigueur concernant le traitement des déchets”.
“La pénalisation des entreprises polluantes et des personnes qui polluent les espaces publics pourraient permettre de financer l’équipement des foyers et des mairies de poubelles de couleurs différentes pour accueillir les matières organiques, le plastique, les métaux et les produits électroniques. De cette façon, la gestion des déchets dans le cadre d’un processus de traitement et de valorisation devient plus facile et efficace. Aussi, nous proposons un planning hebdomadaire pour le ramassage des ordures ménagères”.
” Ainsi, au lieu de réaliser un ramassage quotidien de toutes les ordures, les communes et les mairies pourraient organiser le ramassage du plastique par exemple le lundi, des métaux le mardi, des matières organiques le mercredi à des heures fixes. Les personnes n’ayant pas respecté cette règle écoperaient d’une amende et d’une formation obligatoire sur la citoyenneté.
L’Etat pourrait également sensibiliser les foyers au potentiel offert par le plastique, en imposant aux grandes surfaces et centres commerciaux, l’obligation de s’équiper avec des machines B : Bot (qui réduisent les bouteilles plastiques en paillettes qui, à leur tour, redeviendront… des bouteilles).
Ces machines révolutionnaires offrent au consommateur la possibilité de transformer ces bouteilles en plastique en billet d’achat. Lorsque le consommateur place la bouteille dans le cercle dédié à la récupération, la machine calcule le poids du plastique et offre en retour au citoyen un bon d’achat qu’il peut utiliser dans la grande surface.
Enfin, Bdour appelle “à améliorer la transparence des activités des agences nationales chargées du dossier déchets et à établir des mécanismes de redevabilité permettant de réduire la corruption dans ce secteur. Force est de constater que pour les centres d’enfouissement technique, actuellement sous la supervision de l’ANGED, l’enfouissement des déchets, opération très lucrative, est tributaire de la quantité des déchets enfouis. Voilà pourquoi une grande réticence existe auprès des responsables de cette agence quant à l’abandon de l’enfouissement au profit de la valorisation”.
“L’Etat doit créer ou aider à créer des entreprises spécialisées dans la transformation des ordures dans chaque commune ou région du pays… les objets réutilisables peuvent être rénovés par des entreprises spécialisées ou même des artistes afin de leur donner une deuxième vie.
Cette politique peut créer des emplois pour une main d’œuvre qualifiée comme les artisans et les designers et peut représenter une solution pour les agriculteurs en particulier dans les exploitations qui connaissent un véritable problème de déchets (comme dans les oasis) et les sociétés de bâtiments.
En appliquant un tel plan, le traitement des déchets peut devenir un secteur aussi lucratif que le tourisme, l’industrie ou l’agriculture et réduire les dépenses de l’Etat pour l’approvisionnement en produits d’importation”.