La gravité de la présente crise économique en Tunisie n’a d’égale que l’incapacité des gouvernants, à ce jour, à mettre en place des stratégies efficientes sur le moyen et le long termes et d’adopter les bonnes recettes pour assurer la relance économique et prévenir une récession profonde dont le pays ne sortira pas indemne.
Ne pas sous-estimer les effets d’une crise « multiforme » telle que décrite par Radhi Meddeb, président du groupe Comete Engineering et du Centre financier aux entrepreneurs, tel est le défi à relever.
Entretien.
WMC : A en parler tout le temps, nous avons l’impression que nous avons banalisé la crise économique dont souffre la Tunisie depuis plus d’une décennie. Avons-nous normalisé avec la récession économique ?
Radhi Meddeb : La Tunisie traverse une crise multiforme et extrêmement complexe depuis de longues années. La crise puise ses racines dans les politiques suivies il y a plus de 15 ans et qui ont été à l’origine de la révolution de 2010/2011. Les différents traitements qui lui ont été consacrés ont tous été dans la cosmétique, rien n’a été traité sur le fond.
Ces dix dernières années, la crise a changé de nature et d’allure. Elle est devenue structurelle, multidimensionnelle et plurielle. A cela se sont greffés des éléments exogènes imposés par le contexte géopolitique et économique mondial : le Covid-19 en 2020 et 2021 et la guerre russe en Ukraine en 2022. Ces éléments ont contribué à approfondir la crise en Tunisie.
Mais ne nous trompons pas de constat, qu’il s’agisse de Covid-19 ou de guerre, la crise économique puise ses racines chez nous et depuis longtemps. Elle a tout juste changé d’allure et de nature.
Au démarrage, c’était une crise sociale et économique, aujourd’hui elle s’est transformée en crise des finances publiques – donc en crise financière aiguë pour le pays. La partie financière n’est que la partie apparente de l’iceberg.
L’inclusion devrait être le dénominateur commun de toutes les politiques publiques. Elle doit être sociale, financière et économique
Pour traiter des crises aussi profondes, on ne peut procéder de manière cosmétique. Il faut s’attaquer à l’origine des problèmes économiques et sociaux. Les solutions ne se décrètent pas. Elles ne se décident pas de manière administrative ou unilatérale, et la situation ne se règlera pas sur une durée de six mois ou même de trois ans. Tout cela exige un travail dans la durée, la concertation et l’appropriation.
La Tunisie a besoin d’une transformation sociétale profonde qui puisse permettre à l’économie de reprendre ses droits, au social de retrouver les siens à travers la création de valeur économique. Cela ne se fera que par une plus grande inclusion des populations.
L’inclusion devrait être le dénominateur commun de toutes les politiques publiques. Elle ne doit pas être seulement sociale, mais d’abord financière et économique. Malheureusement, nous ne travaillons pas suffisamment sur ces sujets-là, nous travaillons plus sur l’inclusion sociale ; le gouvernement se débat dans tous les sens pour essayer de lutter contre la dégradation du pouvoir d’achat mais il n’y arrive pas. Il n’en a plus les moyens. La seule lutte qui vaille contre la dégradation du pouvoir d’achat des populations passe par plus de production et une montée dans les chaînes de valeur.
Comment limiter les dégâts économiques et assurer la stabilité sociale alors que le coût de la vie est élevé ?
La véritable inclusion est la seule et l’unique solution à tous nos problèmes. Il s’agit de donner à chacun la possibilité d’être une partie prenante dans le cycle de production économique pour pouvoir être demain une partie prenante dans le cycle de distribution de la richesse.
Nous ne pouvons pas distribuer durablement une richesse que nous n’avons pas créée. Nous sommes devenus – et je l’ai souvent dit -, un peuple qui produit peu et consomme beaucoup, qui exporte peu et importe beaucoup. La solution, la vraie, est de remettre l’ensemble des parties prenantes au travail, de permettre à l’ensemble des parties prenantes de pouvoir travailler.
Pouvoir travailler ne veut pas dire avoir un emploi salarié mais aussi être porteur d’un projet, aussi petit soit-il, et trouver le soutien nécessaire de l’ensemble de l’écosystème pour que ce plus petit projet puisse réussir. Cela passe par une plus grande inclusion financière.
Ces dernières années, nous sommes entrés dans une logique de mendicité institutionnalisée, c’en est devenu choquant et il n’y a eu aucune étude sociologique pour analyser scientifiquement les raisons de ce recul de la valeur travail au profit de la posture d’assistés, pourquoi d’après vous ?
J’ai lu, il y a quelques jours, le résultat du dernier baromètre politique de Sigma Conseil qui met en avant une transformation de la nature des demandes des Tunisiens. Maintenant que la paix et la sécurité sont assurées, depuis plusieurs années, et que nous ne vivons plus des drames tels que ceux de 2015 et 2016, à cause des attentats terroristes et autres, les attentes se sont rationalisées. Elles sont essentiellement économiques et sociales. Sauf quand leur sécurité est mise à mal, la demande des Tunisiens porte toujours sur le pouvoir d’achat, l’emploi, la santé, l’éducation. Voilà ce que veut réellement le peuple.
La seule lutte qui vaille contre la dégradation du pouvoir d’achat des populations passe par plus de production
Les Tunisiens sont prêts à s’accommoder de tous les régimes politiques. Dans leur quotidien, ils ne sont pas concernés par les spécificités d’une Constitution ou les subtilités de la rédaction de ses articles. 95% de ceux qui ont voté “oui“ pour la Constitution ne l’ont pas lue. Ils ont voté pour donner au régime en place les moyens et le pouvoir de se consacrer à leurs problèmes vitaux.
Le processus institutionnel n’est pas encore terminé, il va probablement se parachever le 17 décembre prochain avec l’élection de la première et la deuxième Chambre, nouveautés institutionnelles pour la Tunisie, tout cela se fera. Mais où est l’économie dans tout cela ?
Quand, d’après vous, les décideurs accorderont à l’économie la place qu’elle mérite dans leurs préoccupations ?
La question de l’économie se posera de manière ardente à partir du 18 décembre. L’économie, c’est le quotidien des populations et le moyen de subsistance pour tout un chacun. Il n’y a que cela qui redonnera de l’espoir aux Tunisiens. Il n’y a que cela qui permettra de freiner l’émigration brutale et violente d’une frange de plus en plus importante de la population.
Quelle que soit la classe sociale, l’émigration sauvage a explosé. Elle traduit un déficit de confiance et un déficit d’espoir chez la population, et plus particulièrement chez les jeunes.
Il est important de redonner à la Tunisie et aux Tunisiens de l’espoir pour qu’ils continuent à vivre et à construire leur pays, à caresser l’espoir que leurs enfants y restent et aillent vers un avenir meilleur.
Ce que vous venez de dire est important, mais on a besoin de solutions techniques. Est–ce que cela pourrait se faire par un accord avec le FMI ?
L’accord avec le FMI est important. Il est nécessaire, mais il sera insuffisant, ce sera tout juste un début. J’ai toujours comparé le FMI à un médecin qui doit soigner un malade atteint de cholestérol, de diabète, et d’obésité. Si le malade ne développe pas par ailleurs un programme de mise en forme, de musculation, et ne suit pas un régime diététique, il risque de mourir même s’il arrive à se débarrasser de son diabète et de son cholestérol.
95% des Tunisiens qui ont voté “oui“ pour la Constitution ne l’ont pas lue.
Il est indispensable que parallèlement au programme de réformes que la Tunisie s’est engagée à entreprendre dans le cadre d’un accord possible avec le FMI, elle respecte le contenu de ces réformes et leur échéancier. Pour cela, la paix sociale est capitale, mais il faut aussi que le peuple s’approprie les réformes, il faut intégrer toutes les parties prenantes dans leurs processus et leur réalisation pour qu’il y ait partage des responsabilités.
Il faut développer, en parallèle, à la cure d’amincissement qui s’annonce, des stratégies de développement de l’industrie, de l’agriculture, du tourisme, mais aussi des programmes d’inclusion économique de toutes les catégories sociales.
Il faut offrir à tous les Tunisiens quel que soit leur niveau social, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, quels que soient leur origine, leur niveau d’éducation ou leur région d’origine, la chance de pouvoir être des acteurs dans la relance. Et c’est cela le grand défi, car seule cette inclusion permettra le vivre ensemble pour que la Tunisie soit dans le respect de la célèbre citation : كالبنيان المرصوص يشد بعضه بعضا.
Comment y arriver ?
La clé des réformes à venir est leur appropriation par toutes les parties prenantes. Il faut que tout le monde se sente concerné. Les réformes n’appartiennent ni au gouvernement, ni à l’UGTT, ni à l’UTICA ni à la présidence de la République. Les réformes concernent l’ensemble du corps social. Il faudrait donc que celui-ci, avec ses différentes composantes et représentants, soit associé à ces réformes, y adhère et participe à leur mise en œuvre. Nous n’avons pas d’autres choix que celui-ci.
Les lenteurs de l’engagement des réformes pourraient-elles être en raison du fait que la présidence de la République ne veuille pas prendre les risques d’un mouvement social à l’approche des échéances électorales ?
Le facteur temps est le plus important en matière économique. Le coût des réformes, des transformations ou du règlement des problèmes s’aggrave de manière exponentielle avec le temps.
Prenons l’exemple d’une entreprise endettée, si on ne règle pas l’endettement à temps, il continue à courir avec les intérêts de retard, les intérêts sur les intérêts eux-mêmes et les pénalités. C’est une boule de neige qui s’accroît de façon considérable.
Les réformes n’appartiennent ni au gouvernement, ni à l’UGTT, ni à l’UTICA ni à la présidence de la République.
Il y a des pays qui sont passés par des crises plus graves que celles de la Tunisie. Le poids de leur endettement extérieur a continué à croître, dans certains cas, malgré leurs engagements dans les réformes. La raison découle directement du rythme de réalisation des réformes insuffisamment rapide.
L’exemple de la Grèce est édifiant à ce propos. Un ancien ministre grec de l’Économie et des Finances m’avait dit un jour : “quand nous avons commencé notre programme de réformes avec le FMI, nous étions à 170% d’endettement extérieur par rapport au PIB. Deux ans plus tard et malgré le fait que nous avions serré la ceinture de deux crans tous les ans, nous nous sommes retrouvés avec 225% d’endettement par rapport au PIB, le marché estimait que nous n’avancions pas assez vite et que nous ne faisions pas assez“.
Les obligations de la Grèce sur le marché international étaient considérées comme des obligations pourries des «Junk bonds», avec des taux d’intérêts encore plus élevés.
La Grèce avait beau rembourser, l’explosion des taux d’intérêt faisait que la dette explosait encore plus.
La Tunisie souffre d’une grave crise de confiance, l’Etat peine depuis des années à convaincre le peuple et encore moins à honorer ses engagements avec ses partenaires. Comment y remédier ?
Le problème en Tunisie est global et concerne toutes les parties prenantes. Il n’y a pas encore une prise de conscience suffisante de la gravité de la situation. Différentes parties prenantes continuent à croire que le pays est riche, que l’argent existe, que la richesse est là, que les produits existent, que le peuple est grand et qu’il a droit à tout cela sans efforts, sans larmes et sans sueur.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali