Une crise des finances publiques dont les répercussions sur les importations des denrées de base sont catastrophiques, et même si les hauts responsables qui ont hérité d’une situation financière catastrophique, ne le disent pas tout haut, les fournisseurs de la Tunisie perdent confiance et veulent être payés à l’avance. L’approvisionnement du pays se fait au coup par coup, et ce indépendamment des spéculateurs.
Fadhila Rebhi, ministre du Commerce et du Développement des exportations, est celle qui essuie la plupart des critiques. Mais est-elle responsable de la débâcle financière du pays ?
Le point dans l’entretien ci-après en deux temps, un premier consacré à l’état des lieux concernant les produits de première nécessité, puis un deuxième à l’approvisionnement du marché et au déficit commercial.
WMC : Que faites-vous pour pallier la pénurie des produits de consommation de base qui suscite colère et indignation chez presque tous les Tunisiens ?
Fadhila Rebhi : Commençons par le sucre. Ces jours-ci on procède, au Port de Bizerte, au déchargement d’une cargaison de 27 000 tonnes de sucre importées d’Inde. Le déchargement se fait progressivement, soit 1 250 tonnes par jour. 7 000 des 27 000 tonnes seront déchargées à Sfax.
Pour les céréales, nous avons contracté des prêts à des conditions avantageuses. Je cite l’exemple de la BIRD (Banque internationale de reconstruction et du développement, ndlr) qui nous a accordé un crédit dont une partie destinée à l’importation des céréales et l’autre en tant que ligne de financement destinée aux agriculteurs avec pour objectif le développement de l’agriculture céréalière.
Il faut savoir que nous importons un million de quintaux de blé dur, un million de quintaux de blé tendre et un million de quintaux d’orge fourrager.
Et le coût total des trois millions ?
Je ne peux vous le donner avec exactitude. Il dépend des cours internationaux lesquels, comme vous le savez, guerre entre la Russie et l’Ukraine oblige, ont flambé. Savez-vous que 75% du budget de la Caisse de compensation vont aux céréales ? Dans le contexte actuel, le budget est de cinq milliards de dinars. Imaginez le gain pour le pays si nous rationalisons la consommation, orientons la compensation aux familles nécessiteuses et améliorons notre production céréalière.
En fait, le budget consacré à la compensation des denrées de base est fixe face à des cours mondiaux fluctuants…
Il n’y a pas que les cours mondiaux des denrées de base qui le sont, il y a aussi ceux du fret et des taxes. Toute la chaîne de valeurs a été touchée par la guerre. Le coût a doublé. L’orge a vu une augmentation de 30 à 40% par an, le blé tendre aussi.
Je vous rappelle également que les perturbations sont apparues au triple niveau national, régional et mondial depuis la survenue de la pandémie Covid-19 à la suite de laquelle les marchés de produits alimentaires ont été confrontés à des incertitudes majeures. Aujourd’hui, alors que le monde ne s’est pas totalement remis des conséquences du Covid-19, nous assistons à une guerre qui aggrave encore la situation.
Les 17,4 millions de quintaux de blé dur récoltés cette saison nous offrent 7 mois de sécurité
Les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Un signe de réconfort toutefois : il y a maintenant une petite rémission et la production céréalière de cette année a été bonne et d’un grand secours pour nous. Les 17,4 millions de quintaux de blé dur récoltés cette saison nous offrent 7 mois de sécurité. Nous aurons toujours besoin d’huile, de blé tendre et d’orge fourragère puisque nous n’en sommes pas producteurs.
L’orge fourragère, subventionnée également par l’Etat, est utilisée comme additif à l’alimentation du bétail, d’où son importance pour l’élevage. C’est ce qui explique que sa pénurie impacte directement la production nationale de viande et de volaille.
La pénurie ou la cherté de l’orge fourragère expliquent-elles que des éleveurs aient vendu leurs bétails, parce qu’ils n’arrivaient plus à couvrir leurs frais, ce qui a réduit la production nationale ?
C’est en partie vrai. Le concentré peut connaître des montées de prix. Il n’y a pas que l’orge, il y a aussi le maïs et d’autres ingrédients. C’est le concentré qui a été ciblé par la montée des prix, parce qu’il a besoin des intrants que nous importons aussi, et ce sont les UAB, les unités de fabrication des aliments de bétails qui produisent ces aliments. Ils y mettent les intrants importés pour produire des rations équilibrées et non dangereuses pour les bovins et la volaille.
Les industriels s’interrogent sur les raisons qui font que l’Etat ne libéralise pas l’importation des aliments du bétail.
L’importation est libre, et s’il y a des restrictions c’est juste pour préserver l’industrie locale. En ce qui concerne le maïs, l’importation est libre et il n’y a pas de quota ; pour le soja aussi il n’y a pas de quota. Celui qui veut importer les aliments du bétail peut le faire, mais l’Etat a ses conditions, la Tunisie peut atteindre son auto-suffisance.
Si nous produisons assez de produits fourragers, où se situe le problème ?
Le problème réside dans les 80% détenus par l’oligopole. Il y a 4 grands groupes qui détiennent le monopole et contrôlent le marché. Ils gèrent ensemble les appels d’offres et répondent ensemble aux demandes.
Il y a 4 grands groupes qui détiennent le monopole et contrôlent le marché. Ils gèrent ensemble les appels d’offres et répondent ensemble aux demandes
Quand ils importent le maïs pour la viande blanche, ils le font ensemble, c’est une même cargaison. En tant qu’Etat, nous ne nous y opposons pas sauf lorsque cela prive les petits éleveurs de s’approvisionner directement auprès du producteur principal d’orge fourragère, Carthage Grains, qui importait le fer de soja et fait l’extraction et produit de l’huile de soja…
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C’est la raison pour laquelle nous avons gelé les prix. En tant qu’Etat, nous ne pouvons autoriser que les grands dévorent les petits ou encore que l’on menace la production nationale par des augmentations simultanées des prix, sachant que les coûts d’alimentation animale représentent respectivement 62% et 63% de l’ensemble des frais d’exploitation.
Le rôle de l’Etat est de protéger les petits producteurs. Aujourd’hui, les règles de jeu ont changé.
En 2020, il y a eu des réclamations venant des petits agriculteurs et du SYNAGRI (Syndicat national de l’agriculture, ndlr), les oligopoles n’ont jamais été inquiétés alors qu’ils géraient la production avec Carthage Grains qui procure au pays 90% des 450 000 tonnes de tourteaux de soja dont il a besoin.
L’Etat est intervenu pour réguler le marché ?
Il ne s’agit pas seulement de régulation. Il s’agir surtout de protéger les petits agriculteurs qui n’ont pas les mêmes moyens que les oligopoles, lesquels payent en avance, se partagent la production de Carthage Grains et les prive d’accéder à l’orge fourragère à prix acceptable. Le rôle de l’Etat est de protéger les petits producteurs. Aujourd’hui, les règles de jeu ont changé. Tout le monde se fournit chez Carthage Grains, et l’Etat fixe les prix et ouvre la voie aux petits producteurs qui peuvent s’y fournir.
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Et vous savez quoi ? Sachant que les petits et moyens producteurs ne peuvent pas payer au comptant, on leur brandit cette exigence. Pire, si les petits veulent acheter du maïs auprès des oligopoles, on conditionne leur achat par l’achat des tourteaux de soja que les grands achètent à Carthage Grains aux prix fixés par l’Etat et veulent vendre aux petits plus cher.
Voilà les situations que nous gérons.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
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