Jeudi 29 septembre, La CONECT (Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie) organisait dans un hôtel de la capitale une rencontre débat sur les problèmes qui secouent la filière du lait. Tarak Cherif, son président, a assuré avoir veillé à réunir toutes les parties prenantes. Pari gagné, car tous les opérateurs étaient présents, des éleveurs aux conditionneurs en passant par les fournisseurs d’aliments pour bétail. De même que toutes les administrations concernées étaient largement représentées.
Tous les problèmes ont été mis à plate couture et un plan “lait“ a rapidement pris forme. Il peut prévenir le naufrage de la filière. Là-dessus, Aslan Ben Rejeb, avocat d’affaires et V/P de CONECT, s’est engagé à ce que la Confédération plaide auprès des pouvoirs publics jusqu’à obtenir gain de cause.
En péril de faillite
En ouvrant le bal, Aslan Ben Rejeb, maître de cérémonie démarra avec une “opening joke“, rappelant que la filière se plaint en permanence. Autant en temps de pénurie qu’en temps d’abondance. L’affirmation ne fut pas contestée par les professionnels. Car en temps d’abondance, la constitution des stocks régulateurs pèse lourd sur la trésorerie des conditionneurs. Et, en temps de basse lactation, ces derniers sont également pénalisés car la baisse de leurs recettes lamine leurs marges.
Cependant, la riposte de la profession fut tout aussi pertinente. Imaginez une filière, disent-ils, où tous les opérateurs sont privés. Et qui dépendent en bout de chaîne de la décision de l’administration. En effet, celle-ci a le pouvoir de fixer le prix de vente. Cela ressemble étrangement à un goulot d’étranglement. C’est pour le moins contrariant, il faut le reconnaître. Ceci s’est exacerbé à l’heure actuelle. D’un bout à l’autre de la chaîne, les opérateurs sont pris en ciseaux entre des charges qui explosent et un prix public, sous pression administrative.
Les petits éleveurs, qui possèdent moins de six têtes et qui constituent 80 % du contingent de la profession, affrontent les augmentations de prix des aliments pour bétail, principalement soja et maïs. Tous deux sont importés et tous deux ont vu leur cours mondial doubler et parfois tripler.
Sans vision sur le marché mondial des intrants, les plus vulnérables ont vendu leur cheptel. Et le gros du bataillon est tenté de vendre d’autant que le commerce de contrebande du bétail, avec l’Algérie principalement, est demandeur.
Les conditionneurs, pour leur part, voient leur trésorerie tarir, car depuis trois ans l’Etat ne leur a pas servi la subvention de 410 millimes par litre, qu’il leur doit. Alors, on a des éleveurs qui perdent de l’argent. Et des conditionneurs qui manquent de trésorerie. Cela fait que le marché se trouve mal approvisionné et que l’on est contraint de rationne.
De plus, la rumeur sur l’éventuel arrêt de la chaîne enfle. Les consommateurs sont pris de panique et l’opinion est en émoi. L’on a bien vu lors des débats que si les choses restaient en l’état, l’hypothèse de faillite pourrait survenir.
Les faits saillants
La filière lait est une saga de planification économique. A partir de 1983, l’Etat a décidé de produire du lait frais abandonnant la production du lait à partir de la poudre. Chemin faisant, la filière s’est mise en place. Des éleveurs ont amorcé le métier, relayés par des transporteurs, puis des centres de collecte et enfin des conditionneurs.
Dès le départ, l’Etat voulait un prix comprimé et a commencé par subventionner le litre de lait chez le conditionneur à hauteur de 10 millimes. Cahin-caha, on a fini, malgré tout, par assurer l’autosuffisance nationale. Il faut saluer ce fait comme une prouesse tant la politique agricole de l’Etat a toujours été quelque peu relâchée.
Puis la filière a marqué le pas car trop atomisée à cause des éleveurs, trop petits exploitants agricoles qui faisaient cette activité en complément.
Le fait est que la filière n’a pas su aller vers un effet d’échelle. Par conséquent, elle n’a pas pu engranger des gains de productivité significatifs. L’on produit 12 litres par tête -et dans le meilleur des cas 16 litres- pour des normes de 50 litres par tête en Union européenne (UE).
Les souches bovines Holstein et Montbéliard étant les plus accessibles, l’on n’avait pas une souche nationale adaptée à notre climat et à notre alimentation et procurant un meilleur rendement. Les conditions d’élevage n’étaient pas au top. Cela fait que les génisses étaient mal nourries, mal abreuvées et mal soignées à telle enseigne que le gros du cheptel est affecté.
De surcroît, un déficit de qualité et d’hygiène a empêché que les années fastes on puisse exporter. Ajouter à cela que pour un marché concurrentiel, le prix était toujours administré. De ce fait, les ajustements de coût et de rentabilité étaient constamment biaisés.
La masse critique a manqué retardant l’émancipation de la filière. On jonglait, au petit bonheur la chance focalisant, principalement, sur le seul paramètre prix au vu de son incidence sur l’inflation. Cela fait qu’avec une subvention de 420 millimes, la filière ne retrouve toujours pas ses équilibres financiers. Faute de productivité, les coûts continuaient leur course folle à la hausse compromettant la rentabilité de l’ensemble de la chaîne de valeur laquelle se fissure de toutes parts.
Un plan d’ajustement circonstanciel
Les débats ont bien montré qu’indépendamment du désordre des cours mondiaux, on pouvait trouver un matching d’ingrédients assurant une alimentation optimisée pour le cheptel. Et réaliser un saut de palier de production de lait par tête.
Toutefois, il faut que l’Etat réoriente sa subvention, la ramenant du conditionneur vers l’éleveur, à l’instar de ce qui se fait en UE et aux USA. On estime qu’une subvention de 800 millimes au litre servie à l’éleveur serait du meilleur effet. Le prix public augmenterait à près de deux dinars. L’Etat et le consommateur se partageront les sacrifices pour sauver la chaîne de valeur laitière dans notre pays.
Tout plaide en faveur de cette solution. Il faut bien se dire que si l’on devait importer du lait d’Europe, on paierait le litre de lait autour de 3,500 dinars.
Par ailleurs, les producteurs européens éprouvés par la sécheresse ne disposeraient peut-être pas des quantités qui nous sont nécessaires.
Tout porte à croire que l’Etat serait bien avisé d’arbitrer en faveur du rétablissement de la chaîne laquelle, selon les opérateurs, atteindrait son meilleur niveau à partir du mois de mars 2023. C’est bon pour les opérateurs et ça ne pénalise pas les consommateurs qui n’ont aucun produit de substitution pour remplacer le lait et ses dérivés.
L’Etat retrouve un nouveau rôle
Il est clair que la position adoptée par la CONECT émancipe le rôle de l’Etat. Celui-ci se met dans un rôle d’Etat stratège, car en sauvant la filière, il l’oriente vers des pistes d’intégration à l’avenir.
En effet, les opérateurs pensent que l’Etat, en protégeant la filière, pourrait inciter par diverses manières les agriculteurs, en amont de la filière, à aller vers la culture du maïs et du soja. Alentour, dans la région du Maghreb, certains pays l’ont fait et les résultats ont été conséquents.
Ali Abdessalam