Dans un monde qui subit sans arrêt des soubresauts majeurs suscitant de profondes recompositions des puissances internationales et provoquant des changements remarquables sur la cartographie géopolitique et géoéconomique planétaire, quoi de plus normal que d’assister à l’apparition de nouvelles alliances et de nouveaux groupements économiques entre pays pour la préservation de leurs intérêts mutuels. Comment réagit et doit réagir la Tunisie à tout cela ?
C’est à cette question que le Conseil des relations internationales, think tank présidé par Khemaies Jhinaoui, ancien ministre des Affaires étrangères, a essayé de répondre en présence de politiciens, économistes et sécuritaires tout au long des journées de réflexion sur le repositionnement stratégique de la Tunisie, organisées du 15 au 17 novembre 2022, en partenariat avec la fondation allemande Konrad Adenauer.
La Tunisie, sans être, aujourd’hui, la victime de la malédiction des ressources comme nombre de pays africains, est la victime de la bêtise de ses enfants venant de tous bords et appartenant à tous les niveaux socioprofessionnels qui lui ont fait perdre sa place privilégiée au Maghreb, en Afrique, dans le pourtour méditerranéen et dans le monde.
C’est ce que relève Khemaies Jhinaoui dans le discours prononcé à l’occasion. « Alors que nous continuons de nous embourber dans nos difficultés internes, le monde autour de nous poursuit sa mutation à un rythme sans précédent ».
Il rappelle que l’UMA (Union du Maghreb arabe) est pratiquement gelée, que l’Afrique sub-saharienne –notamment la région du Sahel-, redevient de plus en plus le théâtre de coups d’Etat, d’activités terroristes, et source d’instabilité pour toute la région et particulièrement pour la Tunisie. L’Europe, premier partenaire économique de la Tunisie, est préoccupée par la guerre en Ukraine et fragilisée par ce conflit violent sur son sol qui pompe des ressources financières considérables et menace des économies réputées fortes.
« Nous vivons un moment dangereux, où l’équilibre ancien est contesté, le nouveau n’est pas atteint et les risques de nouvelles tensions de guerre voire de conflagration sont palpables », rappelle M. Jhinaoui qui n’a pas manqué d’exprimer son amertume de voir que la Tunisie « continue à s’enfoncer dans une crise conjoncturelle et structurelle profonde : endettement, déficit commercial et budgétaire alarmant, facture énergétique et alimentaire en constante hausse, crise politique et sociale profonde et taux de chômage record surtout parmi les jeunes. Enfin, un désintérêt de plus en plus évident de la communauté internationale à l’expérience démocratique tunisienne ».
Est-ce rattrapable ?
Pour le diplomate Ahmed Ounaies, qui participait au premier panel animé par Radhi Meddeb et consacré au positionnement politique, la Tunisie doit conserver ses alliances stratégiques avec ses partenaires de toujours, les Occidentaux. Il considère que notre pays a beaucoup perdu à cause de la dégradation de son système éducatif qui doit récupérer ses lettres de noblesse et son importance au centre des préoccupations de l’Etat et de ses orientations stratégiques, appelant à s’intéresser de plus près au contexte environnemental du pays.
« Un rideau de fer est tombé sur la Tunisie »
Hakim Karoui, de l’Institut Montaigne, fondateur de l’Association musulmane pour l’Islam de France, considère pour sa part qu’un rideau de fer est tombé sur la Tunisie, de laquelle le monde se désintéressé. Ce fervent défenseur de l’islam politique déplore l’absence de vision stratégique pour l’Afrique et vis-à-vis de l’Union africaine. « La Tunisie a beaucoup à gagner à travers le renforcement des relations Sud-Sud, sachant que les règles de jeu sont déséquilibrées sur l’échiquier des relations internationales dans la logique de la loi du plus fort ».
Sophie Bessis, agrégée d’histoire et ancienne rédactrice en chef de l’hebdomadaire Jeune Afrique, considère, elle aussi, que la Tunisie a beaucoup perdu de son rayonnement international et n’est plus agissante dans son propre environnement régional, en prime en Libye. Elle déplore au passage la perte de neutralité de la Tunisie dans des conflits régionaux : « Le positionnement de la Tunisie dans l’affaire du Sahara occidental ne plaide pas en faveur de la posture tunisienne amie de tout le monde ».
Khemaies Jhinaoui avait anticipé cette appréhension rappelant que « face à la complexité de l’environnement international à la compétition effrénée entre les Nations, et aux risques réels de marginalisation qu’encourent les pays instables et peu enclins au changement, la Tunisie est appelée à reconsidérer profondément et urgemment ses politiques intérieures, la manière et le rythme avec lesquels elle appréhende sa transition et son action à l’extérieur ».
La Tunisie est aujourd’hui appelée à adopter de nouvelles approches stratégiques, à revoir ses politiques de développement et ses relations à l’international. Elle doit se doter de moyens susceptibles de changer la donne économique nationale indépendamment des incidences de la pandémie de Covid-19 et des retombées de la guerre russo-ukrainienne.
Elle doit surmonter les difficultés induites par une instabilité politique inédites avec, en l’espace de 11 ans, 9 gouvernements, 4 présidents et des centaines de ministres, ce qui ne pouvait pas plaider en faveur d’un climat d’affaires propice à l’investissement et à l’essor économique.
Abdessalem Ben Ayed, président du groupe Badr, paneliste, estime que tout en préservant son association stratégique économique avec l’Europe, la Tunisie doit se tourner vers de nouveaux marchés et avoir de nouveaux partenaires économiques comme la Chine, l’Inde, la Corée du Sud et les pays africains. « J’estime que notre pays peut profiter de nouvelles alliances et surtout profiter des avancées technologiques des pays asiatiques. Nous avons les moyens et la volonté de le faire. Il faut positiver, entreprendre et avancer ».
« Dans cet effort de repositionnement stratégique, la Tunisie dispose d’atouts indéniables qu’il conviendrait d’identifier, consolider et mobiliser afin que le pays reprenne la place qui lui sied au double plan régional et international. La transition en cours – politique, écologique, numérique et démocratique – représente autant de défis que d’opportunités pour notre pays. Il faudrait éliminer au maximum les menaces et saisir les opportunités pour reprendre notre place sur la scène internationale et poursuivre la construction d’un Etat de droit démocratique au service de tous les Tunisiens », estime, pour sa part, Khemaies Jhinaoui.
Encore faut-il que les décideurs politiques, aujourd’hui au sommet de l’Etat, aient la vision et la volonté de voir la Tunisie reprendre sa véritable place dans le concert des nations.
Amel Belhadj Ali