Vécu de l’intérieur du palais de La Kasbah, que s’était-il passé le vendredi 14 janvier 2011 ? Puis, comment tout s’était enroulé ? Mais, comment en est arrivé là ? Directeur du cabinet du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, puis de son successeur, Béji Caïd Essebsi, en 2011, jusqu’à l’arrivée de la Troïka, Mohamed Taïeb Youssefi était aux premières loges. Nommé chef de gouvernement en février 2015, Habib Essid le rappellera à ses côtés, pour lui confier les mêmes fonctions… Tous deux quitteront la Kasbah fin août 2016, après la désignation de Youssef Chahed.
Témoin avisé d’une période charnière de l’histoire récente de la Tunisie, Mohamed Taïeb Youssefi apporte sa part de vérité et d’analyse. Dans un ouvrage alliant mémoires et réflexions, intitulé « L’Etat pris comme un butin – De la chute de Ben Ali au dilemme de la transition démocratique », publié aux éditions Leaders, il apporte des éclairages utiles.
Le retour sur la journée du 14 janvier et les tous premiers jours d’après est exceptionnel. L’auteur nous fait vivre de l’intérieur du pouvoir, à un rythme haletant, un changement historique du système politique. Son récit est assorti de révélations de première main et de portraits des principales figures lancées alors en plein dans l’action. Le suspense et les surprises de moments-clefs ne manquent pas. On découvre alors les arcanes d’un pouvoir chancelant, qui a fini par s’éteindre et celui d’un nouveau pouvoir qui peine à poser ses marques et s’installer.
Avec sa double casquette de docteur en sciences politiques, après des études en journalisme, et de directeur de cabinet du Premier ministre, Mohamed Taïeb Youssefi, restitue avec précision des rebondissements successifs, tout en les mettant dans leur contexte, mais aussi en perspectives. A travers des cas précis, il explique la montée en puissance des Islamistes d’Ennahdha, l’émergence à peine voilée des intérêts et manœuvres pour l’accaparation de l’Etat.
Sans concession, il évoque les erreurs commises, les dérapages en série et la fragilisation des piliers de l’Etat. Youssefi multiplie les exemples de pressions exercées sur Mohamed Ghannouchi, Béji Caïd Essebsi et Habib Essid, les tentatives de déstabilisation, les fausses nouvelles, les manipulations de toutes sortes et les abus de droits.
« On va droit dans le mur »
Revenant sur le fonctionnement de la Kasbah, l’auteur souligne la position-clef qu’occupe un directeur de cabinet, véritable carrefour incontournable, et boîte-à-rythme essentielle, en synergie avec le secrétaire général du gouvernement.
Pour avoir côtoyé de très près trois locataires du Palais du Gouvernement, Mohamed Ghannouchi, Béji Caïd Essebsi et Habib Essid, Mohamed Taïeb Youssefi raconte le mode opératoire de chacun d’entre eux, son style, et des traits de son caractère. Des moments difficiles, des anecdotes, des confidences, et de grandes décisions prises s’enchainent alors révélant des facettes peu connues de ces trois figures. Au passage, de nombreuses personnalités politiques, de tous bords, montrées sous leur vrai visage, en prennent pour leur grade.
Parmi les nombreuses révélations, rapporte ce que lui avait dit Béji Caïd Essebsi le 19 novembre 2011, après l’élection de l’Assemblée nationale constituante. La veille, le Premier ministre avait reçu une délégation du parti Ennahdha, conduite par Rached Ghannouchi (accompagné de Hamadi Jebali et Noureddine Behiri) venue l’informer de l’accord convenu pour confier la présidence provisoire de la République à Moncef Marzouki. « Nous irons droit dans le mur », confiera alors Béji à Youssefi. Prémonitoire.
Ou, encore, en prenant ses fonctions à la Kasbah, Habib Essid sera ahuri par le surnombre des chargés de mission placés par la Troïka et décidera de mettre fin aux fonctions de pas moins de 20 « conseillers ». Ce ne sera pas son unique surprise : plus de 150.000 nouveaux recrutements ont été effectués au sein de la fonction publique dans les effectifs sont passés de 450.000 à 600.000. Quant aux entreprises confisquées qui étaient au nombre de 543, pas moins de 238 parmi elles ont cessé toute activité.
L’ouvrage se termine par une analyse prospective de la Troisième République, entre le recentrage du parcours et les risques de dérapages. En annexe, une chronologie des évènements du 17 décembre 2010 au 25 juillet 2021.
Un livre qui se lit comme un roman, mais aussi un essai, qui rappelle des faits établis, et qui restitue une part de notre mémoire collective.
L’Etat pris comme un butin – De la Chute de Ben Ali, au dilemme de la transition démocratique, de Mohamed Taïeb Youssefi
Editions Leaders, 2023, 346 pages, 30 DT