Les experts-comptables prennent leur distance avec les prévisions économiques contenues dans la loi de finances 2023. Ils campent sur une position de lanceurs d’alerte.
Jeudi 12 courant, le Conseil de l’ordre des experts-comptables de Tunisie accueillait la ministre des Finances pour leur rendez-vous annuel, régulier. C’est dans la nature des choses, la ministre fait son road show en début d’année pour débattre du principal livrable de son département, à savoir la loi de finances.
Une rencontre-choc
L’Ordre figure parmi les principales parties prenantes au round des consultations dans le cadre de l’élaboration de la loi de finances. Cependant, les experts disent tout haut qu’ils ne se reconnaissent pas dans la mouture finale. Le cru 2023 n’a pas les faveurs de l’Ordre. Les experts-comptables se démarquent du texte que la ministre a sorti de son chapeau.
Sans surprise, le contact était de choc. Les experts-comptables relayant les doléances de leurs clients, les chefs d’entreprise, ont chargé, sans ménagement les dispositions définitives de la nouvelle LF. Les mesures fiscales, notamment, ne leur semblent pas porteuses d’un espoir de relance économique.
Réceptive, Sihem Nemsia cherchera à relativiser leur attitude en arguant de la tension qui plombe le contexte international, pénalisant la Tunisie, en panne prolongée de tonicité et aux prises avec une disette de ses finances publiques.
Prenant ses hôtes à contrepied, elle plaidera : Optimiste ! Fine lame, avec agilité, elle cherchera à se dégager de l’emprise de ses hôtes, proposant de refaire le match, pas moins. Oui ! Remettre le couvert pour une nouvelle réforme fiscale. L’offre est difficile à décliner. Le deal est tout aussi nécessaire qu’habile. Une belle sortie par le haut ! Et cela permet à la ministre d’enjamber le diagnostic, accablant fait par les experts-comptables pour l’année écoulée ainsi que leur jugement méfiant sur les prévisions du département relativement à la nouvelle année.
Attention, danger !
Ils se sont pris à quatre pour charcuter les thèses et les hypothèses sur la conjoncture nationale formulées par le ministère des Finances. Walid Ben Salah, président en exercice du conseil de l’Ordre, dira, tout sec, qu’il ne perçoit ni vision ni réformes structurantes dans le paysage national. Alentour tout se dégrade. Le taux de couverture de nos importations par nos exportations est à son plus bas, soit 69%, pourcentage alarmant. A ses yeux, la pression fiscale devient excessive. Elle est la plus lourde de tous les pays africains et serait proche des pays les plus nantis de l’OCDE.
Par ailleurs, le total du budget qui est de 70 milliards de dinars représente 43% du PIB prévisionnel, palier excessif. Les pays les plus nantis de la planète sont à moins de 30%.
Pour sa part, l’inflation est à deux chiffres sans laisser entrevoir un reflux, proche. De surcroît les entreprises publiques passent sous déficit et deviennent dépendantes des subsides budgétaires.
Walid Ben Salah affirmera que c’est lourd de conséquences pour l’année qui s’annonce.
Pr Hechmi Alya : « Des larmes et des faillites »
Prenant la suite du président du Conseil de l’Ordre, l’invité d’honneur de cette année, Pr Hechmi Alaya, universitaire, président du think tank Tema, ne sera pas plus clément. Il s’adressera avec élégance et pertinence à son ancienne étudiante, devenue actuellement ministre, preuve que le Professeur dispensait un enseignement fructueux. Il lui dira que le pays n’a pas fait, sur les deux dernières années, son rattrapage de croissance, des méfaits de la Covid-19. En effet, en ajoutant 4,5% le taux de croissance de 2021 avec le taux de 2,2% pour 2022, si tant est qu’il se confirme, l’on ne résorbe pas la chute de 8,5% enregistrée en 2020, année où la pandémie a sévi.
Sans appel, il considère que le pays est au plus mal car, dit-il, à prix constants le PIB de 2022 est inférieur à celui de 2010.
Par ailleurs, le cadre macro est sujet à tous les archaïsmes et autres anachronismes, et cela n’augure rien de bon. Ajouter à cela une fiscalité dévorante.
Se basant sur l’expérience de sa société familiale, la fiscalité engloutirait 66% du bénéfice brut. Score ahurissant. Peu enthousiaste, il considère que le secteur exportateur soutenu à hauteur de 75 % par l’offshore serait rudement éprouvé. En effet, les sociétés totalement exportatrices à capital étranger seraient tentées de plier bagages vers des cieux fiscalement plus partageux.
Last but not least, il dézinguera la configuration du budget rongé à plus de 70% par les dépenses publiques dont il conteste l’effet multiplicateur car destinées à des dépenses basiques, notamment de salaires des fonctionnaires.
L’année des “Cinq contreperformances“
Troisième à monter sur le ring, Fayçal Derbal, président d’honneur de l’Ordre, ne sera pas moins percutant. Avec sarcasme, il énuméra cinq des domaines où le pays a crevé des paliers psychologiques. L’inflation est à deux chiffres. Triste record ! Le déficit commercial est à son plus bas avec -25 milliards de dinars. Le taux directeur de la BCT a fait une saillie déconcertante à 8%. Le déficit de la balance alimentaire est à 2,9 milliards de dinars. Et de cinq, la pénurie et le rationnement font partie de notre quotidien.
Fayçal Derbal pointera du doigt la structure actuelle de la fiscalité alimentée à 60 % par les impôts indirects. Cela nous écarte de l’objectif d’équité fiscale, fait-il remarquer, avec ironie.
Avec malice et jouant sur le fait que l’Ordre fête cette année son quarantième anniversaire, Fayçal Derbal, remuant le couteau dans la plaie, affirme que sur un intervalle de 40 ans, soit de 1983 à 2023, les recettes fiscales de l’Etat auront été multipliées par 40, passant exactement de 1,014 milliard de dinars à 40,536 milliards de dinars, ce qui tombe juste !
Le ton grave, Fayçal Derbal conclura sur l’emballement du service de la dette qui passe de 25 à 30% du total du budget interpelant sur la soutenabilité de la dette tunisienne.
La réforme fiscale inachevée
Il est le plus jeune de tous les intervenants, certainement le plus réservé, mais il a eu le mérite de bien scénariser son intervention. Mohamed Derbal, expert-comptable, focalisera sur le sequencing de la réforme fiscale entamée depuis 2014. Neuf ans plus tard, cette réforme, qui était sensée rétrécir le champ des mesures afin de simplification, se retrouve loin du compte.
Sur cette période, il y a eu une foison de dispositions nouvelles, et Mohamed Derbal dénombre un total de 711 mesures nouvelles, 5 194 prises de position et pas moins de 300 notes communes. Cela en dit long sur la confusion qui règne en la matière. Il ajoutera que la réforme n’aura été réalisée qu’à hauteur de 53 %.
Toutefois, ce pourcentage sera contesté par la ministre des Finances sans qu’elle dissipe le sentiment général que la fiscalité dans le pays est en plein désordre.
Il y a lieu de dégraisser le mammouth. D’ailleurs, Sihem Nemsia Boughdiri saisira l’occasion pour appeler à engager une nouvelle réforme. Ce qui est une position de bon sens, au vu de l’imbroglio fiscal actuel.
L’accord Staff Level Agreement, arme secrète de la ministre
La ministre des Finances s’arrangera pour répondre à toutes les critiques de ses hôtes, en intervenant en dernier, de sorte à avoir le dernier mot. Un bel exercice d’adresse tacticienne. Elle ne peut, en effet, endosser seule le solde lourdement débiteur de la politique économique, qui est de la responsabilité commune de tout le gouvernement. Et, en très large partie des gouvernements précédents. Attitude, somme toute logique.
Toutefois, la ministre répondra avec vigueur à tous les reproches d’atermoiement et de procrastination en matière de réformes. Elle a bien amorcé l’option de vérité des prix en engageant la révision des subventions sur l’énergie. Cela veut-il dire pour autant que le reste va suivre ? Là-dessus la ministre des Finances dégaine l’accord préalable avec le FMI dit “Staff Level Agreement“.
Elle le présente comme l’épreuve de qualification car cet accord est octroyé par les experts du Fonds et ces derniers auraient donc entériné la démarche réformiste initiée par le département. La décision du Conseil serait-elle conséquente ? Sihem Nemsia laisse entendre qu’elle abonde en ce sens. A son crédit comme elle le rappelle d’avoir payé les salaires et réglé les échéances de crédit de l’Etat jusque-là. Ce faisant, elle a épongé les liquidités sur la place et affecté les réserves de change, mais enfin la solvabilité du pays est, momentanément, sauve. Cela compte à son actif.
De plus, ficeler une loi de finances dans un contexte de disette de ressources est un miracle, soutient-elle. Cela relève en effet de la prouesse, car en dépit de certains artifices, tel l’impôt sur la fortune – mécanisme peu efficace et aujourd’hui obsolète -, la LF ne manque pas de cohérence d’ensemble.
Enfin, elle tient la route. Et dans l’hypothèse d’un accord avec le Fonds, les contraintes seront moins coercitives. La ministre des Finances prend un pari extrême en tablant sur une issue positive avec l’institution de Bretton Woods. S’il aboutit, on sera plus exigeant avec elle pour sauver l’économie. Dans le cas contraire, on lui demandera de sauver les meubles. Et dans les deux situations, elle n’est pas tirée d’affaires.